Quand on parle de la couleur bleue, le nom d’Yves Klein vient sur toutes les lèvres…

La vague, maquette pour les murs de L’Opéra théatre de Gelsenkirchen, Klein, 1957, pigment IKB160c
Au fil de la lecture de la biographie d’Yves Klein intitulée Le Maître du bleu (1), j’ai sans cesse oscillé entre admiration et exaspération et je crois que c’est un peu l’impression qu’a laissée ce bien étrange personnage, lors de sa courte vie.Yves Klein voit le jour en 1928. Après des déconvenues dans le judo, il se lance avec la même ferveur dans la peinture et, dès 1954, réalise une série de peintures monochromes, surtout en bleu, mais aussi en rose, en doré et même en orangé.
Peu à peu, Yves Klein s’engouffre à corps perdu dans la brèche du bleu, recherchant avec entêtement une tonalité particulière. Il oriente son travail vers le bleu, rien que le bleu et d’un seul ton, comme le serait une symphonie sur une seule note, idée qu’il explore également. « J’ai beaucoup réfléchi, je sais très exactement ce que je vais faire. Désormais, ce sera du bleu et rien que du bleu. Je vais y consacrer toutes mes forces, mon énergie, ma vie […] C’est irrévocable. » Le peintre va alors jusqu’au bout de son obstination, de sa quête d’une couleur unique, pure, sans nuages. Il recherche une couleur qui serait celle du ciel quand on s’élève vers les sommets des montagnes, éblouis et étourdis d’altitude, et que le ciel tend imperceptiblement vers le violet, un bleu-rouge qui porterait chaleur et force vitale.
« Ce qui me gêne quand je regarde le ciel, un beau ciel bleu, c’est lorsque je vois une petite saleté de nuage qui rapplique.
« C’est tellement important, nous ne dépendons plus de l’ambiguïté des autres couleurs. C’est ce bleu, et puis ce bleu et encore ce bleu ».
En 1960, Yves Klein met au point la formule d’un bleu particulier, très profond, proche de l’outremer qui a tellement marqué les esprits que l’on parle, un peu abusivement peut-être, du bleu Klein.
Le bleu mis au point par le peintre Yves Klein s’appelle l’IKB. Mais qu’en est-il exactement ? L’artiste décrète qu’il ne peut plus travailler avec la palette habituelle ; il lui faut un bleu unique au monde, un matériau auquel il pourrait donner sa signature.
Il explique à Édouard Adam, jeune chimiste énergique et marchand de couleurs dans une boutique parisienne : « En ce moment je suis en train de chercher un système, un “ truc ” pour que l’aspect originel de la couleur bleu outremer en poudre référencée 1311 chez toi soit totalement respecté. J’ai tout essayé pour broyer les pigments : l’huile de lin, la colle de peau, la caséine, le liant vinylique, mais ça ne donne pas le médium idéal. La couleur“ bouge ” et perd sa luminosité, son velouté. Elle devient banale. Tu pourrais m’aider à trouver la recette pour que, sur mes toiles, le pigment bleu reste absolument naturel ? ». Après plusieurs mois de travaux, d’expérimentations et de mélanges, les deux hommes atteignent leur objectif. Dilué avec de l’alcool à 95° et de l’acétate d’éthyle dans des proportions restées secrètes, le mélange idéal sort des cuisines d’Édouard Adam. La résine synthétique ainsi préparée, appelée « Rhodopas », est mélangée avec le fameux pigment bleu outremer n°1311.
Le résultat est surprenant : on peut se servir du produit avec un rouleau ou un pinceau sans qu’il ne perde sa luminosité, sa matité et sa pulvérulence. Il ne reste qu’à sélectionner « le » mélange exact, celui qui sera retenu pour toute la suite de l’œuvre. L’artiste dépose le brevet sous le nom de International Klein Blue (IKB).
Dès lors, les monochromes bleus du peintre sont presque tous appelés IKB, juste suivis d’un numéro, quelquefois simplement de la lettre « M » pour monochrome. Une enveloppe décrivant la composition de ce bleu est déposée à l’Institut national de la propriété industrielle. Il ne s’agit pas d’un véritable brevet car il ne concerne pas la couleur elle-même, mais son moyen de fixation. Le liant, une pâte fluide très spéciale substituée à l’huile traditionnellement utilisée en peinture, fait l’originalité de l’IKB. Pourtant il faut le dire, malgré l’étrange démarche de ce personnage singulier et obstiné, la tonalité du bleu d’Yves Klein vibre, dynamique et lumineuse !
Yves Klein, après avoir mis au point son bleu IKB, crée des monochromes à la brillance intense qui traversent très bien le temps. Il enduit aussi des éponges et se livre à des tas d’inventions et expérimentations : mappemondes, Vénus de Milo, guide de pinceaux vivants, ou œuvres qu’il intitule Empreintes anthropométriques…
Pour la technique des pinceaux vivants, les modèles s’enduisent de la peinture bleue préparée par Klein, puis se roulent sur de grandes feuilles disposées au sol : c’est tout un rituel, une mise en scène élaborée, parfois réalisée en public… et dont la description me laisse… un peu perplexe !Dans son travail de reliefs-éponges, des éponges de taille et de toutes formes sont trempées dans la couleur bleue. Grâce à sa résine dont il maîtrise de mieux en mieux les réactions, il crée les sculptures-éponges qu’il fixe sur des tiges métalliques installées sur des socles plats. Alors, l’éponge bleue devient une sorte de fleur inaltérable.
Un jour de printemps, il se rend en voiture de Paris à Nice avec sa compagne, Trot. Il fait le trajet à petite vitesse, car il installe sur le toit de sa voiture une galerie sur laquelle il fixe une grande toile peinte fraîchement de bleu. Il espère dans les hasards et la patine du vent, de la poussière, de la pluie et des insectes, et dit qu’il prépare une Empreinte du temps, comme un enregistrement du vent ! Et je ne raconte même pas les événements toujours plus extravagants imaginés et souvent réalisés par Klein, comme le Tableau de feu d’une minute réalisé avec des feux de Bengale dont les flammes lèchent un grand monochrome bleu. Décidément, quel personnage ! Je me demande à son propos comment il est possible de discerner la sincérité de certains artistes, entre obstination, génie et besoin de reconnaissance, d’argent ou de célébrité. Yves Klein se rend malade de sa recherche mais n’en demeure pas moins un « maître du bleu », celui qui peut écrire : « Je suis allé signer mon nom au dos du ciel dans un fantastique voyage… »
1. KAHN Annette, Yves Klein, Le Maître du bleu, éd. Stock,
Cet article est tiré d’une émission diffusée les 28 avril, 5 et 12 mai 2014 sur RCF Isère dans le cadre de la série « Tout en nuances » qui a duré pendant six années. Elle est présentée ici. L’article figure dans le livre « Bleu, intensément », chapitres 109 à 111.
Article du 28 avril 2014