Elisabeth Lamour

Peintre d'icônes


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L’influence de Denys de Fourna

De 2017 à 2019, j’ai proposé une émission sur RCF Isère intitulée Carnets de peinture. J’y évoquais les écrits laissés par les peintres d’icônes et de fresques à l’usage de leurs successeurs. L’ouvrage phare dans ce domaine s’intitule Le Guide de la peinture. Il s’agit d’un « manuel du peintre » redécouvert au XIXe siècle par Didron et qui s’appuie principalement sur un texte de Denys de Fourna appelé Hermeneia (ou Herminia).  

Denys ( Διονύσιος τοῦ ἐκ Φουρνά ) naît vers 1670 à Fourna, en Grèce. À partir de 1686, il dirige un monastère au Mont Athos en tant que hiéromoine. Il vit dans un skite près de Karyès et travaille comme iconographe. En 1734, il retourne à Fourna où il crée une école de peinture, encouragé par le patriarche.

Denys écrit son Hermeneia entre 1730 et 1733. Il y énonce les principes qui régissent la peinture des icônes et des fresques, décrivant tout à la fois les matériaux, la technique, les sujets représentés et leur sens spirituel. Il retransmet et théorise des indications qui pourraient remonter au XIIe siècle et qui demeurent très précieuses pour les iconographes d’aujourd’hui. Il meurt après 1744.

Quelle ne fut pas ma surprise, au mois de décembre, de recevoir cette missive :

Dear Mrs Elisabeth,
I am very pleased to see your iconography work, especially because I come from the family of Denys de fourna (Denys Chalkias), the original author of « Hermeneia » a book that is described in your blog
Greetings from Greece,
Evangelos Chalkias

J’ai évidemment posé quelques questions à Evangelos, qui m’a très aimablement fait parvenir ces icônes, œuvres de son ancêtre Denys.  Actuellement conservées dans la chapelle Metamorfosis de Fourna, dans un coffre-fort, elles seront prochainement transférées dans un musée dédié à Denys. Elles ne sont pas restaurées pour l’instant , ce qui sera réalisé prochainement.

Je vous livre une partie des renseignements passionnants transmis par Evangelos :

« Nous sommes des descendants des frères, de Denys qui étaient artistes, forgerons, savants et commerçants. Notre famille a déménagé dans la région d’Agrafa (au centre de la Grèce) vers 1590 depuis Moscopole (actuellement en Albanie).

Denys a eu un cousin célèbre : Ioannis Chalkeus de Moscopole, figure grecque des Lumières, professeur de philosophie aristotélicienne et directeur de l’école flanginienne de Venise (une école grecque qui formait les enseignants). 

Denys a construit un monastère au Mont Athos. Il a reçu les honneurs du Patriarche ainsi qu’un soutien matériel des ducs de Valachie. Il a fondé une école et un monastère à Fourna ainsi que la première école officielle pour les femmes en Europe, le Parthénon d’Agrapha.

Son œuvre, l’Hermeneia a influencé l’Art Nouveau ( il y aurait beaucoup à en dire !). Le professeur Dimaras présente Denys comme la première figure des Lumières grecques. 

Concernant ses principes d’iconographie on pourrait dire que :

1. Il n’y a pas de lumière « extérieure »,
2. Il n’y a pas de perspective réelle,
3. Des personnes de différentes époques sont représentées dans les peintures.

Klimt, les trois âges de la femme

Gustav Klimt, Les Trois Âges de la femme

Pour mieux comprendre, observons la peinture de Gustav Klimt, Les Trois Âges de la femme. Elle suit les principes exacts donnés par Denys. D’ailleurs, on sait que Klimt a eu en sa possession l’Hermeneia de Denys. Cela explique non seulement la thématique, mais aussi l’utilisation des couleurs dans l’Art Nouveau. 

Si vous parcourez votre copie française de l’Hermeneia, vous trouverez vingt pages signées par Victor Hugo qui a levé les fonds pour le voyage de Didron lorsqu’il cherchait à récupérer le manuscrit de Denys en Grèce. Victor Hugo espérait un retour vers le style médiéval du dessin et de la peinture et pensait que cela se produirait dans le mouvement du Romantisme dont il était la figure de proue. Malheureusement pour lui, les artistes visuels ont mis du temps à « digérer » le manuscrit, et c’est l’Art nouveau qui en a bénéficié.

Avec ce qui précède, j’ai essayé de vous expliquer qui était réellement Denys Chalkias de Fourna et le rôle qu’il a joué dans l’histoire. 

« Je suis très heureux de voir que votre travail suit les principes de l’Hermeneia et vraiment surpris de votre intégrité artistique (…) »

En lisant ces lignes, j’ai à la fois mieux compris l’importance considérable du travail de Denys de Fourna, véritable recension à portée universelle de l’art iconographique. J’ai aussi réalisé pourquoi je suis autant attirée par les icônes, les fresques ou l’art roman, que par les peintres de la période de l’Art nouveau (je pense à Klimt, Gallen Kallela ou aux illustrations de Ivan Bilibine ou encore à des peintres comme Nesterov).

Je pense surtout à cette incroyable pouvoir de l’icône, de tisser des liens, à travers le temps et à travers l’espace. Tous mes remerciements vont à Denys de Fourna et à sa famille qui m’ont permis ces réflexions.

Article du 3 février 2020. J’ai placé au fil de l’article des liens avec les émissions correspondant à ces sujets, mais il y en a d’avantage, presque toutes datant de l’automne 2017.

 


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La dernière de « Carnets de peinture » (émission du 1er juillet)

 

OLYMPUS DIGITAL CAMERAPendant ces deux années, j’ai lu et relu les écrits des peintres médiévaux, les conseils donnés par les aînés aux plus jeunes, ces « carnets de peinture » souvent passionnants, transmis à travers les générations. Cela a donné une émission qui entrait, dans l’esprit du carnet de voyage, dans les coulisses d’un art bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel ». Il concerne, entre autres, la peinture de l’icône, la fresque, l’enluminure, la calligraphie, la mosaïque, la taille de pierre, l’orfèvrerie ou le vitrail… 

Leur actualité m’a beaucoup impressionnée et j’espère vous avoir fait partager un peu de cet enthousiasme. Ainsi, nous avons suivi le moine Théophile et son Traité des divers arts au XIIe siècle, Le Livre de l’art du peintre Cennino Cennini à la fin du XIVe, et écouté ses conseils parfois pertinents, parfois loufoques. Nous avons entendu d’improbables recettes situées à mi-chemin entre l’art, la chimie et l’alchimie. Nous avons appris comment nous pourrions fabriquer nos pinceaux ou préparer nos feuilles d’or, nos enduits et nos couleurs. Nous avons compris que pour bien dessiner, il faut dessiner tout le temps, contempler et s’inspirer des œuvres des maîtres. Nous avons cheminé aux côtés de Didron, l’archéologue du XIXe siècle et partagé sa redécouverte des écrits de Denys de Fourna, comme sa rencontre avec le moine Joasaph et ses apprentis, en plein travail sur un échafaudage au Mont Athos. Nous avons croisé la figure du peintre Panselinos au XIIe siècle et celle du peintre roumain Radu au XVIIIe siècle. Nous avons écouté Hermann Hesse, Fra Angelico, Victor Hugo : tout un foisonnement de visages, d’œuvres, d’expériences, d’amour de l’art et de recherche de la beauté. C’était un voyage dans l’espace et dans le temps qui m’a donné l’impression de transmette à mon tour le relais qui s’était déposé un jour dans mes mains. Je pense particulièrement à Ludmilla qui m’a enseigné la peinture de l’icône. 

Nous sommes les maillons d’une grande chaîne : que celle de l’art et de la beauté perdure partout, et reste la petite flamme qui palpite dans tous les coins de ce monde qui ne va pas très bien.

De mon côté, je vais continuer à lire, à peindre, à transmettre, à admirer, à tendre comme je le peux ce fil de soie coloré qui, comme les pas du pèlerin ou les mots du poète, trace une route aussi invisible que certaine.

Vous pouvez retrouver les textes de ces deux années d’émission sur mon site à la rubrique actualités, ainsi que les autres thèmes que j’ai encore en tête et continuerai à partager. Les podcasts sont disponibles ici.

Article du 1er juillet 2019


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Le regard dans l’icône

Je n’ai pas trouvé grand-chose dans les manuels médiévaux à propos des yeux et des regards. Ils ont pourtant une grande importance, puisqu’ils constituent la dernière étape de la réalisation des visages auxquels ils donnent en grande partie le caractère. Denys de Fourna écrit simplement dans Le Guide de la Peinture (p. 34) :  « Mêlez du noir et de l’oxy. Esquissez les yeux, d’abord très finement, puis un peu plus fortement ; passez ensuite aux prunelles, aux sourcils et aux narines… ». Il s’en suit une deuxième description tout aussi sommaire, dans laquelle l’auteur préconise seulement d’ajouter du noir pour les prunelles et les narines. C’est ainsi que nous procédons dans l’icône : tout à la fin, le regard est posé. Au début de leur apprentissage, les élèves ne réalisent pas eux-mêmes cette étape ; on retrouve cette pratique dans de nombreuses traditions. Vous trouverez ici un merveilleux texte de Michael Ondaatje tiré du livre Le fantôme d’Anil… mais cela nous éloigne beaucoup de la peinture médiévale. Seul, le maître ou une personne chevronnée est habilité à placer le regard en jouant avec une alternance de noirs et de blancs, placés de façon très précise. Ce stade du travail donne toute l’expression au tableau qui semble alors « voler de ses propres ailes ». Cennino Cennini décrit lui aussi, pas à pas, cette étape délicate, à la fin du chapitre LXVII de son Livre de l’art.

Le peintre termine alors son travail par de petites touches de blanc qui semblent autant de vibrations et d’éclats de lumière. Le chemin de la terre à la lumière s’achève. Écoutons ce qu’en dit l’iconographe Pavel Boussalaev que nous avons déjà cité dans les émissions précédentes (1) : « On appelle cela  « mouvement« , dichki en russe. Cette énergie se retrouve dans le mouvement des yeux. L’espace de l’icône offre un mouvement généré par le rythme, la lumière, les couleurs. Il y a des spirales et le résultat final exprime souvent une grande paix imperceptible aux personnes plongées dans un milieu déséquilibré, marqué par la course … »

Je ne sais pas pourquoi cette question est peu développée dans les manuels médiévaux. Pourtant, il suffit d’entrer dans une vieille église encore couverte de fresques, même décolorées, ou dans sur chapelle chargée d’icônes, pour se sentir regardé, vraiment regardé par tous ces visages qui couvrent les murs et semblent nous placer, humbles spectateurs, au centre de l’œuvre. 

D’autres réflexions sur le regard et le sourire dans l’icône ici  
Textes et poèmes ici

(1) QUENOT Michel,  Dialogue avec un peintre d’icônes, l’iconographe russe Pavel Boussalaev, Cerf, 2002.

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici.

Article du 17 juin 2019


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Vers la lumière (émission du 10 juin)

Chaque lundi à 11 h 05 sur RCF Isère (103.7), retrouvez la série d’émissions intitulée Carnets de peinture. Dans l’esprit du carnet de voyage, entrons dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel ». Il concerne, entre autres, la peinture de l’icône, la fresque, l’enluminure, la calligraphie, la mosaïque, la taille de pierre, l’orfèvrerie ou le vitrail… Tous les « épisodes » précédents sont sur ce site à la rubrique « actualité » ; les liens avec les podcast sont ici

Les étapes de la progression « de l’ombre à la lumière »

Nous avons écouté, la semaine dernière, les auteurs du XIIe siècle nous parler du procédé utilisé par les artistes pour peindre des visages et les corps des personnages, partant d’une couleur de terre pour cheminer, couche après couche, vers la lumière. Quelques siècles plus tard, Cennino Cennini transmet à son tour son enseignement au chapitre LXVII de son Livre de l’art. Il écrit : «  Certains maîtres (…) prennent (…) un peu de blanc de Saint-Jean détrempé dans de l’eau et indiquent avec insistance les parties saillantes et les reliefs des visages, bien comme il convient. Puis ils mettent un peu de rose sur les lèvres et des  » petites pommes  » sur les joues ; ils étendent alors dessus un peu d’aquarelle, c’est-à-dire de la couleur chair bien liquide ; voilà le visage peint, si on le retouche ensuite sur les reliefs, avec un peu de blanc. C’est une bonne méthode. »

Notons que Cennini oppose ce procédé utilisé par les grands peintres – il cite Giotto ainsi que Taddeo et Agnolo Gaddi – à ceux « qui connaissent peu le métier » et ne travaillent pas selon ce cheminement de l’ombre vers la lumière. Il donne ensuite une deuxième explication, beaucoup plus complète de sa méthode, s’attardant sur la différence entre la réalisation d’un visage jeune, et celle d’un visage âgé, décrivant la méthode concernant la peinture des barbes et des chevelures.

Soulignons que nous travaillons sensiblement de la même façon pour réaliser nos icônes aujourd’hui. Le premières couches sont posées par superposition jusqu’à obtenir une surface sombre et régulière, une sorte d’ « avant » de la Création, « une terre déserte et vide » comme le dit la Genèse (1, 2). Puis, vient peu à peu un modelé réalisé à partir d’une tonalité rouge. C’est comme si on posait un négatif photographique sur la terre. Se réalise ainsi une transformation, et la terre passe par le feu, pour prendre vie, au fil des couches liquides. On travaille ensuite en une succession de glacis, un peu de cinabre pour évoquer la couleur de la chair, un peu d’ocre jaune, qui évoque la lumière divine habitant chaque visage, pour aller progressivement jusqu’aux blancs. Tout cela est soigneusement dégradé, comme le soulignent les maîtres du Moyen Âge, pour donner une impression de relief et de vie. Cennini insiste beaucoup sur la manière de « fondre délicatement » les couleurs.

Pendant ce temps là, résonne doucement dans ma tête cet air de Philémon Cimon « je veux de la lumière » !

Restent alors au peintre encore quelques étapes, et nous aborderons la semaine prochaine celle de la pose du regard.

Article du 10 juin 2019

 


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Le glycasme (émission du 3 juin)

Chaque lundi à 11 h 05 sur RCF Isère (103.7), retrouvez la série d’émissions intitulée Carnets de peinture. Dans l’esprit du carnet de voyage, entrons dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel ». Il concerne, entre autres, la peinture de l’icône, la fresque, l’enluminure, la calligraphie, la mosaïque, la taille de pierre, l’orfèvrerie ou le vitrail… Tous les « épisodes » précédents sont sur ce site à la rubrique « actualité » ; les liens avec les podcast sont ici

glycasmeUne fois les fonds sombres posés, ces proplasme ou sankir aux couleurs de terre que nous avons décrits les semaines précédentes, le peintre médiéval ou le peintre d’icônes va éclairer les parties saillantes des visages et des corps, les reliefs, en réalisant une sorte de travail « en négatif ». À ce moment-là, on ne dit pas qu’on place des ombres, mais on parle de lumière, et comme nous allons le voir, ce n’est pas une invention contemporaine de dénomination !

Écoutons par exemple les conseils du moine Théophile au XIIe siècle, dans le Traité des divers arts : « Mêlez avec la simple couleur de chair de la céruse broyée, et composez la couleur qui est appelée lumière. Vous en éclairerez les sourcils, le nez dans sa longueur, le dessus des ouvertures des narines des deux côtés ; les traits fins autour des yeux, au-dessus des tempes, au-dessus du menton, près des narines et de la bouche, des deux côtés, la partie supérieure du front, un peu entre les rides du front, le milieu du cou, le tour des narines, ainsi que les articulations des mains et des pieds extérieurement, et toute rotondité des mains, des pieds et des bras au milieu. » 

Denys de Fourna, dans Le Guide de la peinture, décrit à peu près le même procédé et appelle glycasme la couleur des éclaircissements, dans un chapitre intitulé « Comment il faut faire les carnations ». Écoutons-le : «  Lorsque vous aurez fait le proplasme et esquissé un visage ou une autre partie, vous ferez les chairs avec le glycasme dont nous vous avons donné la recette, et vous l’amincirez sur les extrémités, afin qu’il s’unisse bien au proclame. Vous ajouterez de la couleur de chair sur les parties saillantes, en l’amincissant comme le glycasme, peu à peu. Chez les vieillards, vous indiquerez les rides, et chez les jeunes gens, les angles des yeux. Ensuite, vous emploierez le fard avec précaution pour donner de la lumière, mélangeant les touches de fard et celles de couleur chair, d’une manière très légère d’abord, en augmentant ensuite la force. C’est ainsi que l’on fait les chairs suivant Panselinos. » 

Il s’agit bien, dans toutes les descriptions, de partir de la couleur de terre pour progressivement « monter en lumière ». Souvenons-nous que Panselinos est un peintre du XIIe siècle et que nous suivons toujours à peu de choses près, ces recommandations dans nos ateliers d’iconographie.

Nous continuerons la semaine prochaine avec les recommandations de Cennini.

Article du 3 juin 2019


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De l’ombre à la lumière

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La lumière de Skagen, juillet 2018

Prolongeons nos réflexions sur le sens symbolique de la progression de l’oeuvre, dans la peinture médiévale et dans l’icônographie, qui part de couleurs très sombres pour aller vers la lumière.

Je vais m’appuyer sur ouvrage passionnant de Michel Quenot (1) : Dialogue avec un peintre d’icônes. L’iconographe Pavel Boussalaev y explique (je cite) : « On commence souvent par couvrir le visage et le corps avec du sankir qui forme un fond terreux progressivement éclairci et rempli de majesté. L’homme accédant à la sainteté passe en effet durant son existence terrestre des ténèbres à la lumière » (p. 115). Cette technique exprime « l’idée de l’homme terreux destiné à retourner à la terre ». Cependant, la technique qui progresse « de l’ombre à la lumière » peut représenter, pour certaines personnes, un véritable combat. Aussi, elle côtoie la technique plus commune de l’ombrage, celle qui est le plus souvent enseignée dans les cours de peinture.

L’iconographe ajoute que ceux qui sont habitués à la technique du sankir (je cite encore) « disent ressentir une grande joie à vivre le passage des ténèbres à la lumière ».

Syméon fonds

Les fonds d’une icône représentant le vieillard Syméon avec l’Enfant

Pour prolonger cette réflexion, je peux témoigner que certains de mes élèves ont du mal, au début, à accepter les fonds sombres. Ceux-ci représentent notre part d’ombre qu’il faut bien reconnaître, pour ensuite l’éclairer. Peu à peu, au fil de la pratique, cela devient tout naturel. Poser les couleurs sombres, accepter les ombres, pour ensuite « monter vers la lumière ».

Réaliser ce cheminement pas à pas, engendre un véritable processus de restauration intérieure, une sorte d’accompagnement spirituel. Il faudrait relire les travaux de Jung (2) sur l’ombre, cités dans l’ouvrage L’âme et la vie (3). Écoutons-le : « Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension ».

En même temps Pavel Boussalaev rappelle que « garder en mémoire le sens profond de ce symbolisme permet d’éviter le dérapage qui consiste à réduire ce processus à quelque chose de magique».

Remarquons simplement que dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le savoir et la pratique des artistes médiévaux est riche de sens pour nous, vivants d’aujourd’hui, et justifie l’envie de nous placer dans une sorte de chaîne de transmission pour conserver ces pratiques aux signification inépuisables.

On peut regarder le petit montage ici pour se faire une idée de la progression « de l’ombre à la lumière ».

(1) QUENOT Michel, Dialogue avec un peintre d’icônes, l’iconographe russe Pavel Boussalaev, Cerf, 2002.
(2) L’ombre est l’un des principaux archétypes décrits par Jung dans le cadre de sa psychologie analytique.
(3) JUNG Carl Gustav, L’âme et la vie, Poche, paru en1995.

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 27 mai 2019


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Le sens symbolique du proplasme

Cennino Cennini, dans son Livre de l’art, après avoir expliqué la façon de peindre les visages à partir d’une sous-couche sombre aux couleurs de terre, indique qu’il convient de conserver la même base pour représenter une montagne (chap. LXXXV). En effet, le proplasme, mot qui signifie l’« avant » de la création, est la couleur qui recouvre tout ce qui est créé, tout ce qui est vivant d’une certaine façon : la peau de tous les personnages, saints ou anonymes, mais aussi des animaux, des montagnes, des arbres, des fleurs, de la mer et des rivières.

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Détail d’une icône de la Nativité en cours. À ce stade, les visages, les animaux, les montagnes et les arbres sont recouverts de cette même tonalité aux couleurs de la terre.

Cela a plusieurs significations symboliques très profondes qui nous prodiguent un riche enseignement pour aujourd’hui. La plus importante est qu’il n’y a pas d’un côté les humains, et de l’autre les animaux et peut-être encore plus loin la nature. Nous sommes la nature. Et quand nous prenons soin de la nature, quand nous entrons en communication avec les animaux, c’est avec nous-mêmes que nous nous relions.

La couleur obtenue par le peintre est sombre, uniforme (un peu dorée aussi si on regarde bien !). Elle évoque la Création : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol ». (Gn 2,7). L’homme adâm est tiré du sol adâmâ dont dépend sa vie.Cette couleur est comme le terreau commun de l’humanité, l’origine, les entrailles, la « terre-mère » de l’automne.

Nous sommes un avec tous : il n’y a pas d’un côté les artistes, de l’autre les puissants, les migrants ou les fous… mais une  seule humanité couleur proplasme qui se souvient de la terre de ses origines, une humanité qui devrait regarder vers la lumière et se souvenir de la terre, avec humilité. N’oublions pas le sens du mot humilitas, un dérivé de humus qui signifie la terre…

Et voilà comment répondre à l’éternelle question : pourquoi les visages des icônes et de nombreuses peintures médiévales sont-ils sombres ? Il sont sombres parce que c’est beau de penser que nous ne sommes qu’un. Ils sont sombres parce que c’est beau de penser qu’on peut aller vers davantage de lumière. Ils sont sombres pour donner sens au travail du peintre médiéval et du peintre d’icônes : aller vers la lumière, sortir des ténèbres et donner vie au terreau primordial, tourner son regard vers le ciel et éclairer avec le pinceau ces visages, tout en espérant un peu plus de lumière pour le monde.

Nous continuerons la semaine prochaine avec le sens symbolique du cheminement, qui va de la terre à la vie, de l’ombre à la lumière.

Pour aller plus loin, on peut lire le chapitre 2-5 de Un moineau dans la poche (« Soyez l’étamine ») cliquer ici 

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 20 mai 2019
L’article de la semaine dernière (ici) et un autre plus ancien (ici) complètent celui-ci.


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Proplasme, sankir ou posch

Noe attribué à Panselinos

Fresque représentant Noé et attribuée à Panselinos

Après avoir décrit les couleurs les plus utilisées par les artiste médiévaux, Cennino Cennini, dans son Livre de L’art, nous parle de la progression à suivre pour peindre les visages. D’un auteur à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un atelier à l’autre, on relève des différences de dénomination et de procédure. Mais d’une façon générale, le principe est toujours le même depuis la nuit des temps : une couche de base, sorte d’imprimature (1) est posée sur tous les fonds. Tout ce qui est vivant, et principalement la peau des personnages, est recouvert, pour commencer, d’une couleur sombre qui évoque la terre et qu’on appelle communément proplasme. Cennini la nomme verdaccio à Florence et bazzeo à Sienne. Dans un ouvrage plus ancien, Le Traité des divers arts, datant du début du XIIe siècle, le moine Théophile utilise le terme de posch. On parle de sankir en Russie. La tonalité tire vers le brun vert sombre pour les icônes de l’École de Pskov ; elle est plus lumineuse pour celles de l’École de Moscou, marron pour les icônes grecques ou celles de l’École de Novgorod, veloutée pour les icônes italo-crétoises.

Dans le Guide de la peinture, Denys de Fourna donne la recette du proplasme de Panselinos, ce peintre du XIIIe siècle que nous avions présenté l’année dernière (2). La recette est imprécise mais on comprend que Panselinos mélangeait dans des proportions indéchiffrables, de l’ocre, du vert, du noir et une couleur d’ombre.

Cennini indique qu’on fabrique le verdaccio en mélangeant une proportion de noir pour deux d’ocre (chap. LXXXV).
Le moine Théophile propose plusieurs recettes. Selon d’autres auteurs, on y adjoint de la terre verte, parfois un peu de blanc de Saint Jean ou de brun.

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Les pigments pour le proplasme

Nous avons opté, dans notre atelier, pour un mélange composé pour environ trois parts d’ocre jaune, ½ part de terre verte et ½ part de noir, proportions qui évoluent selon la luminosité de l’ocre jaune utilisé. Cela crée une base terreuse qui explique pourquoi les icônes paraissent souvent sombres et pourquoi on distingue des zones presque vertes sur beaucoup de visages des peintures médiévales. Peu à peu, le fond sombre va être éclairé, dans la suite du travail, par des couleurs de plus en plus riches en tonalités claires, rouges et blanches. Nous approfondirons le sens symbolique et spirituel très fort de ces tonalités lors des deux prochaines émissions.

  1. L’imprimeure ou imprimature est, en peinture, une technique de préparation du support qui consiste à appliquer une couche d’impression sur le support à peindre, afin de le préparer à l’emploi.
  2. Voir l’article du 30 octobre 2017 ici

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 13 mai 2019


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Le bleu outremer d’après Cennini (suite)

OLYMPUS DIGITAL CAMERALa semaine dernière (l’émission est ici) nous avons laissé Cennino Cennini en train de broyer son lapis-lazuli, qu’il nomme « outremer » comme on le faisait à son époque. Il conseille ensuite de se rendre chez l’apothicaire pour se procurer de la résine de pin, un mastic qui est probablement une résine balsamique produite par le lentisque, ainsi que de la cire, tout ceci selon des proportions précises. Il faut ensuite faire fondre le tout dans une petite marmite neuve, puis filtrer et réaliser une pâte en gardant les mains bien graissées d’huile de lin. La mixture ainsi obtenue est conservée au moins trois jours et trois nuits en la pétrissant chaque jour. Cennini ajoute qu’il ne voit aucun inconvénient à conserver cette pâte beaucoup plus longtemps si cela est nécessaire.

L’étape suivant consiste à faire cuire ce mélange dans une écuelle de lessive, en la retournant souvent à l’aide de grandes baguettes. Cennini précise : « avec ces deux baguettes, une dans chaque main, retourne, presse et malaxe cette pâte, d’un côté et de l’autre, comme on pétrit la pâte à la main pour faire du pain, exactement de la même façon. »

Quand la lessive se teinte d’une belle couleur bleue, il s’agit de garder le « jus » obtenu, puis de déposer la pâte dans un autre récipient, avec une autre quantité de lessive, et de recommencer encore et encore pendant plusieurs jours jusqu’à ne plus réussir à en extraire de couleur. Elle est alors épuisée et on peut s’en débarrasser. En revanche, au fond de chacun des bacs colorés conservés, se tient le magnifique pigment de couleur qu’il suffit de filtrer. Les plus précieux et lumineux se sont déposés au fond des premiers récipients. 

Cennini continue en expliquant comment raviver des bleus un peu ternes en utilisant un rouge de bois-brésil ou de kermès. Il termine son chapitre en expliquant qu’il convient de garder pour soi le pigment ainsi préparé, car le travail est dur. Notre étrange personnage avoue qu’il vaut mieux ne pas confier ce travail aux hommes rarement assez habiles et persévérants, mais aussi se méfier des vieilles femmes. Il préconise donc de travailler avec – selon ses termes – « de belles jeunes filles aux mains délicates » ! 

Nous terminons donc le tour d’horizon des couleurs médiévales telles que Cennini les envisage, avec ces recettes souvent fantaisistes mais aussi quelques conseils utiles. On y comprend surtout que nos pigments qu’il nous suffit aujourd’hui d’acheter tout prêts, nécessitaient autrefois une longue et parfois ingrate préparation !

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 6 mai 2019


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Le bleu outremer d’après Cennini

outremerLe dernier long chapitre sur les couleurs de Cennino Cennini dans son Livre de l’art, est consacré au bleu outremer. Cennini commence par expliquer pourquoi il souhaite s’attarder sur cette couleur : 

« Le bleu outremer est une couleur noble, belle, vraiment parfaite, plus que toutes les autres ; elle surpasse ce que l’on pourrait en dire (ou en faire). Étant donné son excellence, je veux en parler longuement et expliquer en détail comment on la fait. Écoute-bien, car tu en tireras grand honneur et profit. Et cette couleur combinée avec l’or (qui embellit tous les travaux de notre art) resplendit partout sur mur ou sur panneau. » On comprend dans ce passage le statut tout particulier qu’acquièrent le bleu et aussi l’or, au fil du Moyen Âge pour devenir, associées l’une à l’autre, les couleurs de la royauté.

Notons bien avant de continuer le récit de Cennini que les peintres du Moyen Âge parlent d’outremer, alors qu’il s’agit, pour nous, de lapis lazuli. Le terme « outremer » signifie que la couleur vient de loin, d’au-delà des mers, ce qui renforce son prestige et justifie son rang si précieux aux côtés de l’or. Il faudra attendre le XIXe siècle pour que soit mise au point, à Voiron d’ailleurs, la couleur synthétique qui correspond à la dénomination d’outremer, telle que nous la concevons aujourd’hui. C’est une autre histoire que nous avions longuement évoquée lors de nos émissions sur le bleu (1). Revenons à la fabrication de ce merveilleux bleu, tel que Cennini la raconte : 

« Tout d’abord, prends du lapis-lazuli. Et si tu veux reconnaître la meilleure pierre, choisis celle qui te paraît la plus riche en bleu, car elle est toute mêlée comme de la cendre (…) Mais prends garde que ce ne soit pas la pierre d’azur d’Allemagne, qui est si belle à l’œil et qui ressemble au smalt. Écrase-la dans un mortier de bronze couvert pour qu’elle ne s’en aille pas sous forme de poussière ; mets-la ensuite sur ta pierre de porphyre et écrase-la sans eau ; prends alors un tamis couvert comme les apothicaires, pour passer les épices ; tamise et écrase à nouveau autant qu’il le faut. Et ne perds pas de vue que plus tu la broies finement, plus le bleu devient léger (…). La qualité la plus fine est utile aux miniaturistes et pour faire des vêtements avec des rehauts. »

Encore une fois, on l’a constaté depuis le début de l’étude de cet ouvrage, Cennini recommande de travailler ou de broyer longtemps, pour obtenir les meilleurs résultats : la patience des vieux métiers !

On peut retrouver divers liens ici :
–  La découverte du bleu outremer
Qui est donc Jean-Baptiste Guimet ?
La fabrication du bleu outremer
Le bleu outremer et les peintres

Cet article a fait l’objet d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 29 avril 2019