Elisabeth Lamour

Peintre d'icônes


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Les pigments orange

Pigments orange de cadmium entre une rangée de rouges de cadmium et une autre de jaunes

Nous l’avons déjà évoqué, il existe peu de pigments naturels vraiment orange, plutôt des terres et des ocres qui tendent plus ou moins vers cette tonalité.

De même aucun pigment ancien n’est strictement un orange mais révèle des nuances qui s’en approchent : un rouge qui tend vers le jaune, ou un jaune qui tend vers le rouge.

On arrive bien à obtenir de l’orangé en mélangeant du rouge et du jaune, mais la tonalité obtenue est souvent décevante, plus terne que chacun des composants d’origine.

De ce fait, nous allons retrouver ici des pigments que j’avais classés précédemment parmi les rouges ou parmi les jaunes et qui parfois, dans leur subtile bascule, peuvent être considérés comme des oranges.

Depuis l’Antiquité, les peintres utilisent les sulfures d’arsenic comme le réalgar et l’orpiment (je les ai répertoriés dans la rubrique la couleur jaune). L’utilisation de ces pigments très toxiques libère du soufre, surtout lorsqu’on les mélange, et a été globalement abandonnée sauf par certains enlumineurs à la recherche de pratiques ancestrales. J’en conserve quelques échantillons qui m’ont été offerts dans des flacons bien fermés pour la beauté de la nuance, mais ne les utilise pas dans mes icônes ! On trouve du réalgar et de l’orpiment « authentiques » dans le catalogue très complet des pigments Kremer, mais ils portent la mention « toxicité aiguë » et « nocivité environnementale » et ne sont vendus, sous conditions, qu’a des professionnels avertis.

Il en est de même pour le minium et le cinabre, (classés dans la rubrique la couleur rouge), prisés au Moyen Âge et décrits par Cennino Cennini.

Les couleurs de chrome, mises au point à l’orée du XIXe siècle, ont permis l’utilisation de vraies nuances orangées moins toxiques que leurs prédécesseurs antiques et médiévaux, et au fort pouvoir colorant. Leur stabilité s’est avérée insatisfaisante et certains mélanges décevants. Pourtant, Turner (1), Van Gogh et certains impressionnistes s’en sont régalés, jusqu’à la découverte des cadmium plus vifs et moins coûteux. 

Ce fut une étape décisive pour la peinture, quand, en 1820, le chimiste F. Stromeyer, réussit à produire un sulfure de cadmium dont certaines nuances sont d’un orangé vif, franc, très lumineux et couvrant. Nous l’utilisons en iconographie, mais en mélange, avec parcimonie et à la pointe du pinceau, tant les qualités de cette couleur peuvent se transformer en des tonalités qu’on dirait « fluo » et plutôt inadéquates dans notre pratique ! Par ailleurs, la toxicité de ces pigments nécessite également de prendre les précautions adaptées.

Le XXe siècle enfin, a vu le développement de pigments organiques de tonalités moins agressives. L’orangé de molybdène commercialisé à partir de 1935 donne des nuances très variées, couvrantes et stables, destinées à un usage avant tout industriel.

Arrivés à la fin de cette promenade parmi les pigments orangés, on comprend très bien que certains « classements » sont purement théoriques. Rejoindre la catégorie des rouges, des jaunes, ou des orangés relève de l’arbitraire et de la sensibilité aux couleurs de chacun. Cela n’enlève rien au plaisir de faire intervenir dans nos compositions cette pointe de gaieté et de chaleur qui me fait penser au coucher du soleil sur l’île de Florès, l’île située à l’extrémité ouest des Açores, attendu chaque soir de temps clair par une dizaine d’admirateurs assis sur un simple muret.

Soir d’été sur Florès

(1) Voir le catalogue Turner et la couleur édité par Le Centre d’art Caumont à Aix en Provence à l’occasion d’une exposition en 2016.

Article du 9 mars 2020


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Le cinabre de synthèse au Moyen Âge

Nous l’avons vu la semaine passée, le cinabre naturel, malgré sa beauté, présente de nombreux inconvénients. Aussi, dès le VIIIe siècle, on met au point des techniques qui s’apparentent à l’alchimie pour le fabriquer.

cinabre 2Le moine Théophile, au XIIe siècle, décrit la fabrication d’un cinabre de synthèse. Écoutons-le : « prenez du soufre (…) et le brisant sur une pierre sèche, ajoutez-y la moitié de mercure pesé à équilibre de balances ; après avoir soigneusement mêlé, mettez dans un flacon de verre, le couvrant de toutes parts d’argile, fermez l’ouverture de crainte que la vapeur ne sorte, et placez-le près du feu pour qu’il sèche. Ensuite, mettez-le au milieu de charbons ardents, et aussitôt qu’il commencera à chauffer vous entendrez du bruit à l’intérieur, indice que le mercure se mêle au soufre enflammé : quand le son aura cessé, ôtez aussitôt la bouteille, et l’ouvrant, prenez la couleur. »

Cennino Cennini, au chapitre XL, donne à son tour une description complète de la fabrication du cinabre, reprenant la plupart des points que nous avons évoqués précédemment : la méthode alchimique, le risque de falsification, l’inconvénient du noircissement et la diversité des conseils de préparation dans laquelle il est parfois difficile de se retrouver. Écoutons-le : 

« Il existe un rouge appelé cinabre ; il est fait par alchimie, et préparé au moyen d’un alambic. Je n’en dis pas plus car il serait long de mettre dans mes propos toutes les méthodes et les recettes. Pour quelle raison ? Parce que si tu veux t’en donner la peine, tu en trouveras beaucoup (…), en particulier en te liant avec les moines. Mais je te conseille, pour ne pas perdre ton temps, dans les nombreuses variations entre une pratique et une autre, de prendre un peu de celui que tu trouves chez les apothicaires, avec ton argent. Je veux t’apprendre à acheter et à reconnaître le bon cinabre. Achète-le toujours non cassé, non écrasé ni broyé. Pour quelle raison ? Parce que, la plupart du temps, on le falsifie avec du minium ou de la brique écrasée. Regarde le morceau entier de cinabre ; là où, sur la plus grande hauteur, la veine est la plus étendue et la plus délicate, là est le meilleur. Mets alors celui-ci, sur la pierre indiquée, en le broyant avec de l’eau claire, le plus possible ; car si tu le broyais chaque jour, même pendant vingt ans, il serait toujours meilleur et plus parfait. Cette couleur exige plusieurs sortes de détrempe, selon les endroits où tu dois l’utiliser ; (…). Mais souviens-toi qu’il n’est pas dans sa nature d’être exposée à l’air ; (…), car au contact de l’air, elle devient noire (…) »

Nous continuerons la semaine prochaine notre tour d’horizon des rouges médiévaux, tels que Cennini les raconte.

PS : on peut relier l’article plus détaillé de novembre 2014 sur le cinabre ici ainsi que celui de la semaine dernière ici

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Émission du 14 janvier 2019


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Le cinabre naturel

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cinabre naturel de Russie

Reprenons le tour d’horizon que nous propose Cennino Cennini dans son Livre de l’art, à propos des couleurs du Moyen Âge. Nous l’avons vu, après le noir, le rouge est la couleur de l’Antiquité par excellence. L’ocre rouge fournit une première gamme de tonalités rouges, mais le cinabre occupe une position très particulière dont nous avions longuement parlé en novembre 2014 (1), lors de la série d’émissions sur le rouge.

Déjà exploitée en Chine autour de 3600 ans avant Jésus-Christ, cette couleur est un sulfure de mercure dont la tonalité évoque la couleur du sang. Pour cette raison probablement, et aussi à cause de sa très grande luminosité, on a, depuis la nuit des temps, paré ce pigment de vertus et d’une symbolique très spéciales.

Très prisée par les artistes chinois, on trouve également cette couleur sur des sculptures de Persépolis, dans les fresques hindoues, les portraits du Fayoum et les fonds des fresques de la villa des Mystères à Pompéi. À Byzance, utiliser le cinabre relevait d’une prérogative impériale.

Pendant le Moyen Âge occidental, même si le rouge perd un peu de son prestige, le cinabre reste une couleur très en vogue surtout chez les miniaturistes. Les artistes de l’époque prennent soin d’isoler cette substance trop réactive des autres pigments et des rayons solaires en la protégeant avec divers vernis. Souvent confondu, intentionnellement ou non, avec le minium, il est parfois falsifié avec de la brique, du sang de chèvre ou le jus des baies écrasées et brillantes du sorbier. Son principal défaut, en plus da sa toxicité, est de noircir au fil du temps, ce que Vitruve signalait déjà au Ier siècle avant Jésus-Christ.

Pendant toute la Renaissance, cette couleur « de sang qui donne la vie » est utilisée pour les rehauts des pommettes et des lèvres, sur les visages, surtout ceux des femmes…

Nous l’utilisons encore dans les icônes, sous forme d’un glacis qui rehausse les couleurs sombres des fonds. C’est un peu comme si une vie s’installait quand on insiste sur les lèvres et les pommettes, mais aussi sur toutes les chairs des personnages en déposant cette couleur, qui semble une membrane vivante.

Aujourd’hui, le cinabre de Chine n’est plus exporté en Occident, car trop toxique, mais il reste un pigment mythique, difficile à imiter… En plus de sa toxicité, le cinabre naturel, simplement broyé au mortier, est souvent plein d’impuretés. Aussi commence-t-on à en faire la synthèse dès le VIIIe siècle : ce sera l’objet de l’émission de la semaine prochaine.

(1) Retrouvez ici le texte de l’émission de novembre 2014, extrait du cycle « Tout en nuances »

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Émission du 7 janvier 2019


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Peindre la peau (émission du 2 mai)

Tout en nuances sur RCF Isère (103.7, chaque lundi à 8 h 35 et 11 h 10). Après trois années à décliner les nuances du bleu, nous nous sommes attardés sur son contraire symbolique : le rouge. Nous terminons cette année par sa petite sœur, le rose et nous voilà partis pour un printemps dans cette tonalité. Nous avons essayé de définir, la semaine dernière, la couleur de la peau « occidentale », d’une peau que l’on dit « rose », question au centre des préoccupations des peintres dès l’Antiquité. Le philosophe grec Aristote s’interroge sur l’origine des couleurs et qualifie d’andreikelon la couleur de la peau, obtenue en mélangeant de l’ocre rouge avec du blanc et du noir.

Dans les icônes, comme dans la peinture ancienne, la peau des personnages n’est pas rose, mais recouverte d’une couleur de terre appelée le proplasme. Quelle que soit l’origine géographique des personnage représentés, la couleur est la même, comme s’il s’agissait de mettre en évidence le terreau commun de l’humanité, la terre des origines et de la Création, bien plus qu’un rose seulement occidental.

cinabreAu Moyen Âge, la couleur de base de la peau est assez verte et on ajoute du cinabre, au cours de la réalisation, pour rehausser les pommettes et les lèvres. Le Manuel d’iconographe chrétienne grecque et latine de Denys de Fourna compile des indications anciennes destinées aux peintres, et explique comment réaliser la couleur des chairs. Il conseille de partir de blanc et de le mélanger avec de l’ocre de Venise ou de l’ocre jaune rougeâtre, ainsi que du cinabre. Le Guide précise : « Si vous voulez que cette couleur soit plus belle, commencer par piler le cinabre ; précipitez-le dans l’eau, recueillez cette eau, et n’employez que le dépôt qui se formera à la partie inférieure. Vous obtiendrez ainsi une très belle couleur. »

Il est intéressant d’observer l’évolution de la couleur de la peau du Christ en croix au cours du Moyen Âge. Au début, comme dans le monde byzantin, l’accent est mis sur la représentation d’un Christ ressuscité, transfiguré. Aussi les couleurs dominantes sont assez rosées. Puis, à partir du XIIIe ou XIVe siècle, la théologie, et donc les peintres, insistent davantage en Occident sur les souffrances du Christ : la peau change de couleur et tend de plus en plus vers un vert plus naturaliste, évoquant la mort.

À la Renaissance, les peintres multiplient les recettes et trouvent des noms illustrant la variété de la couleur de la peau : carnatura, sinopis, fulvus, ruscus… Les peintres allemands et hollandais déclinent également la couleur des corps en précisant la succession des tonalités à appliquer pour donner l’impression d’un corps bien vivant, d’un corps malade ou d’un corps défunt.

Pour compléter, lire l’article le proplasme, se souvenir de la terre.

Article du 2 mai 2016


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Kandinsky et la couleur rouge

L'étagère des pigments rouges

L’étagère des pigments rouges

En juin 2015, j’ai terminé ma première année d’émissions sur le rouge avec des extraits empruntés à Kandinsky, un des artistes les plus importants de son époque et un des fondateurs de l’art abstrait.

Né en Russie en 1866, il effectue, au cours de son existence, plusieurs allers-retours entre la Russie et l’Allemagne, au gré des soubresauts de l’histoire et termine sa vie en France en 1944.

Il est facile de penser que Kandinsky avait un penchant particulier pour la couleur rouge, couleur de la beauté en Russie. Nous avions présenté le « coin rouge » ou le « beau coin », celui des icônes, de la lumière et de la prière dans les maison traditionnelles russes. Kandinsky raconte comme il naquit à la peinture : « Le coin rouge était couvert d’icônes peintes ou imprimées, et devant elles une veilleuse brillait dans des rougeoiements, telle une étoile discrète et fière, pleine de chuchotement mystérieux, semblant avoir quelque connaissance à part soi, semblant vivre à part soi. Quand je pénétrai finalement dans la chambre, la peinture m’encercla, et je pénétrai en elle (1). »

Son premier grand ouvrage théorique, intitulé Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (Folio), paraît fin 1911. Il y expose sa vision de l’art dont la véritable mission est spirituelle, ainsi que sa théorie de l’effet psychologique des couleurs sur l’âme, leur sonorité et leur résonance intérieure, leur vibration.

OLYMPUS DIGITAL CAMERAIl émaille le chapitre intitulé action de la couleur, de quelques considérations sur le rouge. Ainsi, il écrit « le rouge vermillon attire et irrite le regard comme la flamme que l’homme contemple irrésistiblement » et un peu plus loin, il écrit « la couleur rouge peut provoquer une vibration de l’âme semblable à celle produite par une flamme. Le rouge chaud est excitant, cette excitation pouvant être douloureuse ou pénible, peut être parce qu’il ressemble au sang qui coule ».

Plus loin dans l’ouvrage, dans un chapitre intitulé Le langage des formes et des couleurs, il décrit en détail la puissance du rouge et des ses associations. (…)

(…) « Le rouge, tel qu’on se l’imagine, comme couleur sans frontière, typiquement chaude, agit intérieurement comme une couleur très vivante, vive, agitée, qui n’a cependant pas le caractère insouciant du jaune (…)

Dans la réalité, ce rouge idéal peut connaître de grandes modifications, altérations et transformations. Le rouge est très riche et très divers (…). Que l’on se représente seulement : rouge de Saturne, rouge de cinabre, rouge anglais, carmin, tous les tons, du plus clair au plus foncé ! »

Cette couleur a la propriété, tout en gardant le même ton fondamental, de pouvoir sembler tantôt chaude, tantôt froide. Toutes les couleurs ont cette même propriété, mais aucune autant que le rouge.

La fiole de minium

La fiole de minium

Kandinsky continue : « Le rouge clair chaud (Saturne) – nous l’avons appelé minium dans nos émissions (cliquer ici) et présenté en décembre – a une certaine analogie avec le rouge moyen (en tant que pigment, il contient également une certaine quantité de jaune) et donne une impression de force, d’énergie, de fougue, de décision, de joie, de triomphe (plus fort), etc. Musicalement, il rappelle également le son des fanfares avec tuba, un son fort, obstiné, insolent.

Lorsqu’il est moyen, comme le cinabre – couleur présentée lors de trois émissions en novembre – le rouge gagne en permanence et en sensibilité aiguë : il est comme une passion qui brûle avec régularité, une force sûre d’elle-même qu’il n’est pas aisé de recouvrir, mais qui se laisse éteindre par le bleu comme le fer rouge par l’eau. Ce rouge ne supporte rien de froid et perd par là sa résonance et sa signification. Ou plus exactement, ce refroidissement brutal, tragique, produit un ton que les peintres, aujourd’hui surtout, évitent et interdisent comme « sale » ».

Il s’en suit tout un développement sur les couleurs « sales », par opposition aux couleurs pures, leurs limites, mais aussi leur droit d’exister en lien avec la pureté, et la résonance intérieure… (…)

(…) Kandinsky compare les rouges précédemment commentés et définis comme chauds ou moyens – rouge de Saturne ou minium et rouge de cinabre – au jaune, en ces termes : « Comparés au jaune, ces rouges (…) ont un caractère analogue, avec cependant une bien moindre tendance à aller vers l’homme : ce rouge brûle, mais plutôt en soi-même, manquant presque totalement de ce caractère quelque peu extravagant du jaune. C’est pourquoi il est peut-être plus apprécié que le jaune : on l’emploie volontiers et fréquemment dans l’art ornemental populaire, primitif et également beaucoup dans les costumes populaires où, comme couleur complémentaire du vert, il y a une effet particulièrement  « beau » à l’extérieur. »

J’ouvre une petite parenthèse pour revenir à Maliavine (cliquer ici) nous nous avons parlé il y a quelques semaines : c’est exactement cela, un art populaire appliqué à la peinture, une exubérance de rouge qui côtoie quelques taches de vert, comme pour le mettre en évidence !

Reprenons un peu plus loin avec Kandinsky quand il évoque les mélanges entre le rouge et le noir : « Cet approfondissement par le noir-mort est dangereux, car le noir éteint l’ardeur et la réduit au minimum. Il en résulte le brun, couleur dure, émoussée, peu mobile, dans laquelle le rouge sonne comme un bouillonnement à peine audible. (…) De l’emploi nécessaire du brun procède une beauté intérieure indescriptible : la modération. Le rouge de cinabre sonne comme un tuba et peut être mis en parallèle avec de forts coups de timbale. »

Et voilà, Kandinsky a encore beaucoup de choses à nous raconter sur les couleurs et le rouge en particulier. Laissons passer l’été, découvrons des paysages et des tableaux, et pourquoi pas testons des associations de pigments rouges au bout de pinceaux et de crayons de couleur ; laissons résonner en nous, écoutons ce que nous disent les couleurs et rendez-vous à la rentrée, pour continuer à décliner les nuances de rouge !

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Tout en nuances et diffusée de septembre 2011 à juin 2017 sur RCF Isère : six années à effeuiller les subtilités des couleurs, leur histoire mouvante et leur symbolique sans oublier quelques incursions dans les choix des peintres et les mots des écrivains. On peut retrouver certains podcasts  ici

(1) Cité par Jean-Claude Marcadé dans L’Avant-garde russe, Flammarion.

NB : Deux de nos émissions ont été consacrées à Kandinsky et le bleu : le monde bleu de Kandinsky et Kandinsky et la nostalgie du pur.


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Saint Georges et le dragon

Saint Georges et le dragon, école de Novgorod, 15ème siècle

Saint Georges et le dragon, école de Novgorod, XVe siècle

Terminons un tour d’horizon de l’utilisation du rouge dans les icônes russes avec une petite étude sur l’icône de Saint Georges et le dragon.

Presque toutes les icônes de l’école de Novgorod confèrent une dimension pathétique à l’évocation des vies de saints ou des hauts faits de leur histoire. Elles sont peintes, pour la plupart, sur des fonds rouge vif, comme quelques icônes bien connues du XVe siècle, représentant saint Georges terrassant le dragon.

Qui est ce saint Georges ? Probablement un officier, martyr sous Dioclétien, autour duquel d’innombrables légendes se sont déployées. Il est représenté dans les icônes sur un cheval plutôt blanc, en armure et terrassant un dragon. Selon les cas, le fond est rouge, flamboyant, ou bien il porte une bannière rouge, ou encore une cape rouge virevoltant en plis et replis. Dans la célèbre icône de Novgorod, le saint triomphant est peint sur un fond de rouge flambant. Il porte une cape verte flottante et chevauche un cheval blanc de neige. Le blanc, le rouge et le vert s’associent dans un accord, une harmonie, élevant la victoire de saint Georges vers le sublime.

terre verte et cinabre

Terre verte et cinabre

Le rouge, précieux, violent, prestigieux est associé au vert, surtout à une terre verte, couleur relativement simple à obtenir grâce aux terres alluviales et limoneuses de la région. Le rouge intensifie les couleurs placées à côté, et en même temps, est temporisé, apaisé, comme humanisé par le vert. Le centre de la composition est la main gauche du saint, qui tient les rênes avec vigueur. Son bras droit, au contraire, est détendu, souple, paisible, soumis à la force de l’Esprit ; et pourtant, il tient la lance. Le visage du saint exprime la sérénité et la confiance. Le cheval blanc est la monture privilégiée de la quête spirituelle. Toute cette icône est un jeu de contraste, une juxtaposition de symboles contraires, ou plutôt complémentaires, une célébration allégorique du triomphe de la lumière sur les ténèbres. Le personnage maîtrise et combat les forces sombres représentées par le dragon et la grotte. Le geste du soldat est adouci par la féminité et la sérénité de son visage. Le rouge guerrier et victorieux côtoie le vert, la terre humaine.

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Tout en nuances et diffusée de septembre 2011 à juin 2017 sur RCF Isère : six années à effeuiller les subtilités des couleurs, leur histoire mouvante et leur symbolique sans oublier quelques incursions dans les choix des peintres et les mots des écrivains. On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 1er juin 2015


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Le rouge de la lumière dans les icônes russes

Pigments rouges

La semaine dernière, nous avons souligné combien le rouge était assimilé au feu dans de nombreuses icônes. Le feu, c’est la chaleur, la vie, c’est aussi la lumière, comme le rouge.

Dans les icônes, traditionnellement, le fond et les auréoles son traités en or. On parle de lumière incréée, scintillement de la lumière divine qui vibre d’autant plus que les bougies sont allumées devant, réfléchissant ainsi tout un mystère.

Saint Nicolas, Elie, Parascève, et Blaise, école de Novgorod, 15ème siècle

Saint Nicolas, Élie, Parascève, et Blaise, École de Novgorod, XVe siècle

Connaissant les connotations du rouge, on ne s’étonne pas de voir cette couleur utilisée pour véhiculer le même symbole que l’or : la lumière. Le rouge signifie alors à la fois la puissance et l’énergie brûlante, mais évoque aussi le sang du Christ, le martyre et la purification. Tout se passe comme si l’« âme russe » revisitait la symbolique de l’icône, en gardant toute sa signification et en l’amplifiant en lui donnant un caractère plus dramatique !

L’École de Novgorod a particulièrement développé cette habitude. Les icônes qui lui sont propres portent cette sorte de signature de fonds rouges : les sombres visages des saints semblent jaillir de ces fonds brillants couverts de cinabre et capteurs de lumière. Ils sont aussi parfois très sobres, comme contrastant avec l’effet dramatique induit par le fond, ou encore posés au voisinage d’une terre verte, qui contraste avec le rouge par son humilité.

La raison est symbolique, mais pas seulement. Elle tient aussi à la rivalité entre les aires culturelles et artistiques. Pour manifester sa supériorité, il aurait fallu utiliser de l’or, beaucoup d’or. Dès lors qu’on sait extraire ou fabriquer une grande palette de rouge, pourquoi ne pas s’affirmer autrement, se distinguer des autres courants. Au cours des siècles, depuis le baptême de Vladimir au Xsiècle, la Russie devenue orthodoxe se couvre d’icônes. Les maîtres grecs enseignent aux artistes locaux. Au cours du temps, plusieurs villes s’illustrent par la qualité de leur école de peinture. Ce sera d’abord Kiev, au XIe siècle, puis Novgorod qui s’affirme comme un grand centre culturel surtout entre le XIVe et le XVIe siècle. La signature de l’École de Novgorod, son originalité dans le respect de la tradition, ce sont les rouges, surtout les fonds rouges.

Et quand se combinent plusieurs nuances de rouge, l’effet est celui d’une grande vibration, éblouissant les yeux autant que l’âme !

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Tout en nuances et diffusée de septembre 2011 à juin 2017 sur RCF Isère : six années à effeuiller les subtilités des couleurs, leur histoire mouvante et leur symbolique sans oublier quelques incursions dans les choix des peintres et les mots des écrivains. On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 11 mai 2015


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« Mon nom est Rouge »

Dans le cadre des émissions sur le rouge, j’ai proposé quelques passages choisis dans le livre D’Orhan Pamuk, Mon nom est rouge (1). Le roman, à la fois enquête policière et intrigue amoureuse, se déroule dans le milieu des peintres miniaturistes d’Istanbul à la fin de XVIe siècle. Le roman a remporté plusieurs récompenses, dont le Prix du Meilleur livre étranger en France en 2002.

La couverture de l'édition poche d'après une miniature persane du XVIème siècle, tirée de Haft Awrang

La couverture de l’édition poche d’après une miniature persane du XVIe siècle, tirée de Haft Awrang

Dans ce premier passage, le personnage qui incarne « le Rouge » nous donne une définition passionnante de la couleur et de son sens, puis évoque les modes de préparation du rouge, tels que l’utilisaient les miniaturistes ottomans et persans.

« J’entends ici votre question : qu’est-ce donc d’être une couleur ?

C’est le toucher de la pupille, la musique du sourd-muet, la parole dans les ténèbres. Parce que, depuis dix mille ans, j’ai entendu les chuchotis des âmes, de tous les objets, dans les livres, à longueur de pages, qui résonnent comme le vent dans les nuits de tempête, je puis vous dire que ma caresse, pour eux, est comme celle des anges. (…)

Quelle chance j’ai d’être le Rouge ! Je suis le feu, je suis la force ! On me remarque et l’on m’admire, et l’on ne me résiste pas. (…)

Mais silence ! et écoutez le récit de ma merveilleuse naissance, l’origine de l’écarlate ! Un peintre, expert dans les pigments, écrabouilla menu-menu, dans un mortier, sous son pilon, des cochenilles importées des contrées lointaines et torrides de l’Hindûstân. Pour cinq mesures de vermillon, il prépara la saponaire – une mesure – et une demie, juste une demie ! d’aventurine. Il fait bouillir la saponaire dans trois grandes mesures d’eau, puis y délaya son aventurine. Il fit réduire sur le feu le temps de boire un bon café (…). Le café lui ayant bien éclairci l’esprit – ses yeux de génie jetaient des étincelles ! – il versa dans la casserole la fine poudre de vermillon en touillant régulièrement avec une baguette spéciale. J’allais devenir l’authentique rouge carmin, mais il manquait encore la bonne consistance, et le mélange ne devait ni trop bouillir ni pas assez. Avec le bout de la baguette, il s’en mit une goutte à l’ongle du pouce – celui-là exclusivement. Quelle extase d’être le Rouge (…) » (p. 336 à 338)

Plus loin, tandis qu’un apprenti, couvre de couleur rouge la selle du cheval qu’un vieux peintre aveugle avait dessiné de mémoire, le personnage qui incarne le Rouge relate une conversation animée échangée entre deux peintres aveugles d’Asie centrale :

« Quand bien même à l’issue d’une existence de labeur, dédiés, dévoués au sacerdoce de notre art, nous sommes désormais privés du sens de la vue, il nous reste le souvenir de la sensation, de la couleur du rouge, disait celui qui avait tracé le cheval sur la feuille, mais si nous étions nés aveugles ? Comment connaîtrions-nous le rouge qu’utilise notre joli apprenti que voici ?

– C’est un beau sujet, a dit l’autre, mais n ‘oublie pas que les couleurs ne sont pas des signes, mais des sensations.

– Explique alors, si tu veux bien, le rouge à qui ignore la vue du rouge.

Au toucher, du bout des doigts, c’est entre le cuivre et le fer ; pris dans la paume, il brûlerait ; dans la bouche, il la remplirait d’un goût de viande sèche et salée ; au nez, il sent comme un cheval, et rappelle la camomille, parmi les fleurs, bien plus que la rose. »

(…)

« Ce Rouge, que signifie-t-il ? redemanda le peintre aveugle qui avait tracé le cheval.

– Il est notre révélation, l’évidence de la couleur. À ceux qui ne le voient pas, le Rouge reste absurde. »

pigments rouges

Pigments rouges

Le jeune apprenti continue alors à couvrir de son pinceau trempé de rouge les volutes compliquées de la selle du cheval et le Rouge termine en prononçant ces paroles de la tradition alchimique, qui scellent, se son point de vue, la puissance et la supériorité de la couleur du feu : « le Monde naissait de mes propres entrailles. Les aveugles me renieront, mais je suis celui qui est. » (p. 338 à 340)

L’essentiel de l’histoire se déroule dans le milieu de l’atelier impérial de miniature et d’enluminure. Sont évoqués des peintres ottomans célèbres, des grandes figures de la miniature persane et ottomane. La couleur rouge, dans ces ateliers, était prestigieuse et largement utilisée. Il existait plusieurs façons de remplacer le cinabre qui coûtait cher. On faisait ainsi réchauffer du mercure et du soufre pour donner du vermillon. Les couleurs rouge clair, orangé ou orange que l’on admire dans beaucoup de miniatures persanes, sont préparées à partir du minium, très toxique. Malgré le danger d’empoisonnement, les préparateurs dans les ateliers des peintres l’utilisaient jusqu’au XVIIe siècle, ainsi que la céruse, produite en plongeant du minium dans du vinaigre.

Parmi les pigments rouges simples et courants, on retrouve l’oxyde de fer, le carmin, obtenu par la cochenille et quelques pigments végétaux dont la source n’est pas toujours facile à distinguer.

Écoutons un dernier extrait du roman d’Orhan Pamuk :

« Ce rouge est particulier au Grand Maître de Tabriz, Mirzâ Baba Imânî, qui en a d’ailleurs emporté le secret dans la tombe. Il l’utilise pour les bordures des tapis, pour la toque turcomane portée par les shahs d’Iran, et, comme vous le voyez, également pour le ventre de ce lion rampant, ainsi que pour les manteaux rouges de ces jolis enfants. C’est une qualité de rouge que Dieu a réservée à la vision, exceptionnelle, du sang versé, de sorte que nous la chercherions en vain ailleurs que dans les étoffes teintes avec la même poudre à base de certains insectes écrasés, qui servent aussi pour le pigment carmin de la peinture. Remercions encore Celui qui cache et qui révèle ! » (p. 563-564)

Et voilà comment, dans ce roman, on retrouve les ingrédients et les modes de préparation de la couleur, maintes fois évoqués au cours de nos émissions, ainsi que la symbolique de feu, de puissance et de sang liée au rouge.

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire (ici trois épisodes) intitulée Tout en nuances et diffusée de septembre 2011 à juin 2017 sur RCF Isère : six années à effeuiller les subtilités des couleurs, leur histoire mouvante et leur symbolique sans oublier quelques incursions dans les choix des peintres et les mots des écrivains. On peut retrouver certains podcasts  ici

(1) PAMUK Orhan, Mon nom est rouge, Folio Gallimard, 2001 (1998 pour la première édition à Istanbul).


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Le cinabre

cinabre 1Nous avons, dans les premières émissions, évoqué l’ocre rouge, premier pigment rouge utilisé par l’humanité, mais un autre pigment, le cinabre, était déjà exploité en Chine autour de 3600 ans av. J.-C. et utilisé pour la poterie ou la fabrication d’encre.

On appelle cette couleur rose ou rouge chinois. C’est un sulfure de mercure dont la tonalité évoque la couleur du sang. Minerai de mercure  (…), on peut aussi le fabriquer à partir de soufre et de mercure (parfois du salpêtre) en jouant sur la granulométrie pour obtenir la couleur recherchée.

La dynastie Shang (1570 à 1045 av. J.-C) en faisait usage lors des divinations en mettant en évidence les craquelures sur les carapaces de tortues.

Je suis toujours étonnée de la force de l’analogie dans l’histoire et l’imaginaire des humains. Parce que le cinabre est d’une couleur qui se rapproche étrangement de celle du sang, on a, depuis la nuit des temps, paré ce pigment de vertus très spéciales. Utilisées comme remède depuis très longtemps en Asie, les substances rouges étaient considérées comme riches en concentré vital, allant jusqu’à redonner vie. On a imaginé que sa consommation permettait de remplacer des pertes de sang et de favoriser jeunesse, longue vie, voire immortalité. Certains utilisaient le cinabre comme drogue afin d’accéder à un état bienheureux. Mais on s’en doute, avec sa forte teneur en mercure, les effets ont souvent été catastrophiques !

En médecine traditionnelle chinoise, à cause de la force symbolique et de l’énergie vitale symbolisée par cette couleur, le cinabre, le dantian, un point situé dans le bas-ventre et où se concentre l’énergie vitale, est aussi appelé champ du cinabre.

cinabre 2Très utilisée par les artistes chinois, on trouve aussi cette couleur sur des sculptures de Persépolis, dans les fresques hindoues, les portraits du Fayoum, durant toute l’Antiquité et le Moyen Âge.

Aujourd’hui, le cinabre de Chine n’est plus exporté en Occident, car trop toxique, mais il reste un pigment mythique, difficile à imiter…

Connu dès la préhistoire et exploité au néolithique sur les bords du Danube, on trouve du cinabre intentionnellement déposé sur des fragments d’os brûlés par crémation, dans l’Égypte ancienne.

Les fonds des fresques de la villa des Mystères à Pompéi sont couverts de cette couleur. Le pigment est coûteux, et exhiber ces fonds rouges est une façon d’affirmer sa fortune. Pline l’Ancien raconte que le minerai de cinabre coûte aussi cher que le bleu d’Alexandrie – 50 sesterces la livre – soit quinze fois le prix de l’ocre rouge d’Afrique, le plus utilisé alors pour réaliser les fonds de fresque. Aussi la couleur faisait-elle l’objet de toutes sortes de trafics et de tromperies. On connaît ces histoires de peintres qui lavaient discrètement leurs pinceaux pour récupérer un peu de pigment à l’insu des commanditaires !

Extrait à cette époque à Almaden en Espagne, le cinabre est transporté à Rome, sous bonne garde, avant de faire l’objet de ventes publiques. Ensuite il est broyé et purifié dans par une compagnie puissante dont les ateliers forment un véritable quartier industriel à Rome.

L’utilisation de cinabre comporte un risque : mal utilisé, il peut virer au noir ! Vitruve, architecte romain qui a laissé de précieux témoignages, attribue le phénomène à l’action de la lune et recommande, pour éviter cette transformation, d’enduire la fresque de cire. D’autres facteurs favorisent l’évolution de la couleur, comme une forte humidité associée à une atmosphère polluée. Le mode de dégradation est assez particulier pour permettre l’identification du cinabre : la fresque est altérée seulement en surface et il suffit de la gratter pour apercevoir à nouveau la couleur rouge. Écoutons la description qu’en fait Vitruve lui-même : « Lorsqu’il est employé dans les appartements dont les enduits sont à couvert, le cinabre conserve sa couleur sans altération ; mais dans les lieux exposés à l’air (…) où peuvent pénétrer les rayons du soleil et l’éclat de la lune, il s’altère, il perd la vivacité de sa couleur, il se noircit aussitôt qu’il en est frappé ».

À Byzance, utiliser le cinabre était une prérogative impériale. L’administration byzantine se réservait l’emploi d’une encre à base de cinabre pour rédiger lettres et actes impériaux et tout usage sans autorisation entraînait la peine de mort.

Pendant le Moyen Âge occidental, même si le rouge perd un peu de son prestige, éclipsé par le bleu, le cinabre reste une couleur très en vogue. Souvent confondu, intentionnellement ou non, avec le minium, il est aussi falsifié avec de la brique, du sang de chèvre ou le jus des baies écrasées et brillantes du sorbier.

Le cinabre naturel, simplement broyé au mortier, est souvent plein d’impuretés. Aussi commence-t-on à en faire la synthèse dès le VIIIsiècle. On parle alors de vermillon. Dans un premier temps, on chauffait le minerai et on extrayait le mercure du minerai, puis on le faisait réagir sur du soufre. Un sulfure de mercure noir se formait, alors chauffé dans un récipient couvert d’une cloche. Il se sublimait et se déposait sur les parois où il formait une couche cristalline brun-rouge-violacé. Le moine Théophile, au XIIe siècle, explique que le mélange à parts égales de soufre et de mercure était disposé dans un contenant en verre fermé avec de l’argile chauffé jusqu’à la formation du pigment. Les traces de soufre restant étaient éliminées selon différents procédés : par exemple, on le faisait bouillir dans de l’urine. Cette technique perdure jusqu’au XVIe siècle.

Réservé aux ateliers de miniature, on conseillait aux moines d’adjoindre au cinabre un peu de cérumen, en raison de ses propriétés fongicides, afin d’éviter que le pigment ne mousse !

Certaines enluminures étaient réalisées à l’aide d’une encre à base de cinabre. Les artistes de l’époque prenaient soin d’isoler cette substance trop réactive des autres pigments et des rayons solaires en la protégeant avec divers vernis.

Le cinabre était bien sûr paré de toutes sortes de vertus mystérieuses et magiques. En 1527, Paracelve le prescrit comme médicament dans des onguents pour lutter contre la syphilis. Il a été prescrit en médecine jusqu’au début du XIXe siècle. Aujourd’hui, on ne l’utilise qu’infiniment dilué, en homéopathie par exemple (Cinnabaris). Ainsi sont éliminés les risques de toxicité inhérents à la présence de mercure.

Cennino Cennini, peintre du XIVesiècle, confirme dans son Livre de l’art, nos premières descriptions du pigment de cinabre : « Il existe un rouge appelé cinabre ; il est fait par alchimie, et préparé au moyen d’un alambic. Je n’en dis pas plus car il serait long de mettre dans mes propos toutes les méthodes et les recettes. Pour quelle raison ? Parce que si tu veux t’en donner la peine, tu en trouveras beaucoup de recettes, en particulier en te liant avec les moines (…) Achète-le toujours non cassé, non écrasé ni broyé. Pour quelle raison ? Parce que la plupart du temps on le falsifie avec du minium ou de la brique écrasée. Regarde le morceau entier de cinabre ; là où, sur la plus grande hauteur, la veine est la plus étendue et le plus délicate, là est le meilleur. Mets alors celui-ci, sur la pierre indiquée, en le broyant avec de l’eau claire le plus possible ; car si tu le broyais chaque jour, même pendant vingt ans, il serait toujours meilleur et plus parfait. Cette couleur exige plusieurs sortes de détrempe, selon les endroits où tu dois l’utiliser (…) Mais souviens-toi qu’il n’est pas dans sa nature d’être exposée à l’air (…) car au contact de l’air, elle devient noire au bout d’un certain temps quand elle est employée et étendue sur un mur ».

Pendant toute la Renaissance, cette couleur « de sang qui donne la vie » est utilisée pour les rehauts des pommettes et des lèvres, sur les visages, surtout sur ceux des femmes…

VT520Nous l’utilisons encore dans les icônes, sous forme d’un glacis qui rehausse les couleurs de terre couvrant les visages dans les premières couches. C’est un peu comme si une vie s’installait quand on insiste sur les lèvres et les pommettes, mais aussi sur toutes les chairs des personnages avec cette couleur, comme une membrane vivante. Le cinabre est difficile à trouver en raison de sa toxicité ; aussi, on l’utilise de façon très précautionneuse ou bien on tente de réaliser des mélanges qui s’en approchent : une pointe d’ocre rouge, une autre d’ocre jaune, un peu de vermillon et d’orangé (…)

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire (celui-ci regroupe plusieurs émissions) intitulée Tout en nuances et diffusée de septembre 2011 à juin 2017 sur RCF Isère : six années à effeuiller les subtilités des couleurs, leur histoire mouvante et leur symbolique sans oublier quelques incursions dans les choix des peintres et les mots des écrivains. On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 2 novembre 2014