Elisabeth Lamour

Peintre d'icônes


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La Vierge de Vladimir, couleurs et symbolique

Il y a deux jours, je vous avais présenté l’histoire de cette icône célèbre entre toutes, la Vierge de Vladimir (voir ici). Voici maintenant une petite lecture plus symbolique de l’icône.

Marie porte l’Enfant sur le bras droit et la main gauche l’effleure à peine ou plutôt, désigne l’Enfant au regard de tous. Son geste est à la fois léger et fort, vigoureux et pudique. La tête de la Mère est légèrement inclinée vers l’Enfant. L’épaule droite de Marie épouse la ligne du dos du Christ. Elle s’efface en une courbe maternelle, tandis que l’autre, la gauche reste ferme et droite. L’une semble être l’épaule familière, source de chaleur, un refuge, un lieu de tendresse destiné à se blottir. L’autre épaule offre sa solidité, un appui, la branche sur laquelle toujours se poser et se reposer sans crainte. L’Enfant presse affectueusement son visage contre celui de sa Mère. Il est tout entier, lui aussi, dans cet élan de tendresse et de consolation réciproque, dans ce geste de rassurante caresse. Sa main droite serre le maphorion (1) tandis que la gauche entoure tendrement le cou de sa Mère. D’une main à l’autre, par la grâce de la tête de la Vierge à peine inclinée, s’ébauche un mouvement circulaire. Ce geste maternel rassemble, par son image même, notre âme dispersée. On aimerait tellement, parfois, être ainsi porté, consolé, avec fermeté et délicatesse ! Il y a de la nostalgie dans ce sentiment, une inguérissable nostalgie.

Marie, dans cette icône encore, est tournée vers nous. Ses grands yeux sombres, sous les cils arqués, semblent scruter l’infini ou bien suivre la route de chacun. Ils ne nous regardent pas directement mais plongent comme au-delà de nous-mêmes. Julien Green écrit comment, au milieu d’une grave crise de conscience, le regard posé sur cette icône changea son existence : « C’était en 1928. J’avais abandonné presque toute pratique religieuse sauf la lecture quotidienne de la Bible. L’éditeur Schiffrin me fit cadeau du livre de Muratov sur les icônes russes et je tombai sur la reproduction de la Vierge de Vladimir. L’effet fut sur moi immédiat. Je me trouvai devant une personne vivante qui me parlait, ses yeux me parlaient, je lus dans ce regard qui n’avait jamais cessé de me hanter tous les reproches de l’amour et une compassion presque surhumaine » (2).

Les couleurs utilisées à l’origine sont principalement les ocres, le cinabre, le noir (en mélange), un peu de bleu et le blanc. Marie porte par-dessus sa robe (on distingue le bleu-clair d’origine du bonnet), le maphorion qui lui entoure la tête. Sa couleur sombre devait être à l’origine une sorte de rouge-violet, comme sur d’autres icônes byzantines du XIIe siècle. Cette couleur renvoie à l’image d’une terre illuminée à ses confins, la couleur profonde de la terre à l’automne d’où surgiront les premières pousses au printemps Ce thème est illustré par l’expression russe qui signifie « terre-mère-humide », appliquée à la terre nourricière. Dostoïevski utilise cette image et écrit « La Mère de Dieu est la Grande Mère, la grande terre humide, et cette vérité contient une grande joie pour les hommes ». La Mère de Dieu exprime toute la beauté de la terre qu’elle unit à la beauté de Dieu. Le maphorion est bordé d’un précieux galon et orné de trois étoiles, une au-dessus du front et les deux autres sur les épaules, signe dogmatique de sa virginité perpétuelle. Selon une très belle image de saint Irénée, évêque de Lyon au IIe siècle, Marie est celle en qui la terre s’est retrouvée Vierge pour que Dieu puisse en pétrir le nouvel Adam. Les hymnes évoquent ce mystère en parlant de la Vierge comme d’un « buisson ardent non consumé ». Les cheveux de Marie sont cachés, comme ceux des femmes mariées de l’époque. L’hymne acathiste compare Marie à la Terre Promise, à « ce bon et vaste pays (…), ruisselant de lait et de miel » (Ex 3, 8), cette terre donnée aux hommes en vue de leur accomplissement.

Quant à l’Enfant, il est le Verbe. Il est représenté dans un mouvement vivant et tendre, pressant son visage contre la joue de sa Mère, la regardant, s’attachant à celle dont il reçoit son humanité. Le regard du Christ dirigé vers sa Mère daterait sans doute de cette période. Il donne l’impression de vouloir la consoler, lui transmettre sa force divine. Et le regard de Marie revient vers nous, nous restitue cela en un mouvement, le mouvement de la vie, qui passe par l’Incarnation pour conduire à la Résurrection. Les regards, comme les mains, dessinent ce mouvement circulaire que l’on retrouve dans les auréoles d’or du Christ et de la Vierge. Très effacées aujourd’hui, elles évoquent la grâce divine.

L’Enfant est toujours revêtu du vêtement des adultes, tunique et manteau. Seule sa taille indique qu’il s’agit d’un enfant. Il est représenté dans la plénitude de son âge, peut-être tel que Marie le voit. Cela reste très difficile à réaliser : regarder chacun dans la plénitude de son être. Le visage grave et majestueux du Christ reflète la Sagesse divine. Son cou est particulièrement ample, puissant et symbolise le souffle de l’Esprit reposant sur le Verbe de Dieu. Le vêtement du Christ, d’un ocre délicat, est tout tissé de fil d’or, par un éclat du soleil sans déclin, couleur de lumière. Un procédé de « hachures » aussi appelé assiste, est utilisé.

On devine encore, même très effacées, les abréviations grecques habituelles dans les icônes : « Meter Theou » pour la Mère de Dieu, et « Jesus Christus » pour l’Enfant.

On a souvent dit que la lumière ruisselle de cette icône. Elle la baigne mais ne s’en tient pas là. Elle est aussi flamme, lumière intérieure. Elle cherche à transmettre quelque chose de la lumière divine, un peu comme si l’éternité s’incarnait dans l’instant.

Cette œuvre exceptionnelle, et tout particulièrement le regard de Marie, parvient à conjuguer quelques paradoxes : la tristesse avec la joie, l’intériorité avec la relation.

Le sentiment de tristesse est renforcé par les yeux de Marie qu’on devine plongés dans une profondeur insondable. La ligne des sourcils est constituée de trois traits parallèles d’une couleur sombre. Les coins de la bouche esquissent une moue un peu triste malgré les rehauts de cinabre, accentués par une lumière ocre sur la lèvre inférieure. Ces lignes évoquent à la fois la prémonition de l’inexorable, la conscience silencieuse des souffrances inévitables, l’ombre de l’absence, des épreuves à venir et la compassion : oui, la vie pèse parfois trop lourd sur nos épaules ! Le vieillard Siméon l’avait annoncé à Marie : « Toi-même, un glaive te transpercera l’âme » (Lc 2, 35) (…). Une mère ne porte t-elle pas toujours en elle, en regardant son enfant, la prémonition de la séparation, plus ou moins douloureuse, inévitable, parfois dans la continuité de la vie, mais parfois aussi, comme pour Marie et tant d’autres, dans la violence insoutenable de la mort ?

(1) Vêtement féminin couvrant la tête et le corps et faisant office de manteau.
(2) GREEN Julien, Ce qu’il faut d’amour à l’homme, Paris, Plon, 1978.

Cet article, comme le précédent, s’inspirent du livre, Le regard de Marie dans l’icône, que j’avais écrit en 2007.

Article du 23 novembre 2021