Dans le cadre des émissions sur le rouge, j’ai proposé quelques passages choisis dans le livre D’Orhan Pamuk, Mon nom est rouge (1). Le roman, à la fois enquête policière et intrigue amoureuse, se déroule dans le milieu des peintres miniaturistes d’Istanbul à la fin de XVIe siècle. Le roman a remporté plusieurs récompenses, dont le Prix du Meilleur livre étranger en France en 2002.
La couverture de l’édition poche d’après une miniature persane du XVIe siècle, tirée de Haft Awrang
Dans ce premier passage, le personnage qui incarne « le Rouge » nous donne une définition passionnante de la couleur et de son sens, puis évoque les modes de préparation du rouge, tels que l’utilisaient les miniaturistes ottomans et persans.
« J’entends ici votre question : qu’est-ce donc d’être une couleur ?
C’est le toucher de la pupille, la musique du sourd-muet, la parole dans les ténèbres. Parce que, depuis dix mille ans, j’ai entendu les chuchotis des âmes, de tous les objets, dans les livres, à longueur de pages, qui résonnent comme le vent dans les nuits de tempête, je puis vous dire que ma caresse, pour eux, est comme celle des anges. (…)
Quelle chance j’ai d’être le Rouge ! Je suis le feu, je suis la force ! On me remarque et l’on m’admire, et l’on ne me résiste pas. (…)
Mais silence ! et écoutez le récit de ma merveilleuse naissance, l’origine de l’écarlate ! Un peintre, expert dans les pigments, écrabouilla menu-menu, dans un mortier, sous son pilon, des cochenilles importées des contrées lointaines et torrides de l’Hindûstân. Pour cinq mesures de vermillon, il prépara la saponaire – une mesure – et une demie, juste une demie ! d’aventurine. Il fait bouillir la saponaire dans trois grandes mesures d’eau, puis y délaya son aventurine. Il fit réduire sur le feu le temps de boire un bon café (…). Le café lui ayant bien éclairci l’esprit – ses yeux de génie jetaient des étincelles ! – il versa dans la casserole la fine poudre de vermillon en touillant régulièrement avec une baguette spéciale. J’allais devenir l’authentique rouge carmin, mais il manquait encore la bonne consistance, et le mélange ne devait ni trop bouillir ni pas assez. Avec le bout de la baguette, il s’en mit une goutte à l’ongle du pouce – celui-là exclusivement. Quelle extase d’être le Rouge (…) » (p. 336 à 338)
Plus loin, tandis qu’un apprenti, couvre de couleur rouge la selle du cheval qu’un vieux peintre aveugle avait dessiné de mémoire, le personnage qui incarne le Rouge relate une conversation animée échangée entre deux peintres aveugles d’Asie centrale :
« Quand bien même à l’issue d’une existence de labeur, dédiés, dévoués au sacerdoce de notre art, nous sommes désormais privés du sens de la vue, il nous reste le souvenir de la sensation, de la couleur du rouge, disait celui qui avait tracé le cheval sur la feuille, mais si nous étions nés aveugles ? Comment connaîtrions-nous le rouge qu’utilise notre joli apprenti que voici ?
– C’est un beau sujet, a dit l’autre, mais n ‘oublie pas que les couleurs ne sont pas des signes, mais des sensations.
– Explique alors, si tu veux bien, le rouge à qui ignore la vue du rouge.
– Au toucher, du bout des doigts, c’est entre le cuivre et le fer ; pris dans la paume, il brûlerait ; dans la bouche, il la remplirait d’un goût de viande sèche et salée ; au nez, il sent comme un cheval, et rappelle la camomille, parmi les fleurs, bien plus que la rose. »
(…)
« Ce Rouge, que signifie-t-il ? redemanda le peintre aveugle qui avait tracé le cheval.
– Il est notre révélation, l’évidence de la couleur. À ceux qui ne le voient pas, le Rouge reste absurde. »
Pigments rouges
Le jeune apprenti continue alors à couvrir de son pinceau trempé de rouge les volutes compliquées de la selle du cheval et le Rouge termine en prononçant ces paroles de la tradition alchimique, qui scellent, se son point de vue, la puissance et la supériorité de la couleur du feu : « le Monde naissait de mes propres entrailles. Les aveugles me renieront, mais je suis celui qui est. » (p. 338 à 340)
L’essentiel de l’histoire se déroule dans le milieu de l’atelier impérial de miniature et d’enluminure. Sont évoqués des peintres ottomans célèbres, des grandes figures de la miniature persane et ottomane. La couleur rouge, dans ces ateliers, était prestigieuse et largement utilisée. Il existait plusieurs façons de remplacer le cinabre qui coûtait cher. On faisait ainsi réchauffer du mercure et du soufre pour donner du vermillon. Les couleurs rouge clair, orangé ou orange que l’on admire dans beaucoup de miniatures persanes, sont préparées à partir du minium, très toxique. Malgré le danger d’empoisonnement, les préparateurs dans les ateliers des peintres l’utilisaient jusqu’au XVIIe siècle, ainsi que la céruse, produite en plongeant du minium dans du vinaigre.
Parmi les pigments rouges simples et courants, on retrouve l’oxyde de fer, le carmin, obtenu par la cochenille et quelques pigments végétaux dont la source n’est pas toujours facile à distinguer.
Écoutons un dernier extrait du roman d’Orhan Pamuk :
« Ce rouge est particulier au Grand Maître de Tabriz, Mirzâ Baba Imânî, qui en a d’ailleurs emporté le secret dans la tombe. Il l’utilise pour les bordures des tapis, pour la toque turcomane portée par les shahs d’Iran, et, comme vous le voyez, également pour le ventre de ce lion rampant, ainsi que pour les manteaux rouges de ces jolis enfants. C’est une qualité de rouge que Dieu a réservée à la vision, exceptionnelle, du sang versé, de sorte que nous la chercherions en vain ailleurs que dans les étoffes teintes avec la même poudre à base de certains insectes écrasés, qui servent aussi pour le pigment carmin de la peinture. Remercions encore Celui qui cache et qui révèle ! » (p. 563-564)
Et voilà comment, dans ce roman, on retrouve les ingrédients et les modes de préparation de la couleur, maintes fois évoqués au cours de nos émissions, ainsi que la symbolique de feu, de puissance et de sang liée au rouge.
Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire (ici trois épisodes) intitulée Tout en nuances et diffusée de septembre 2011 à juin 2017 sur RCF Isère : six années à effeuiller les subtilités des couleurs, leur histoire mouvante et leur symbolique sans oublier quelques incursions dans les choix des peintres et les mots des écrivains. On peut retrouver certains podcasts ici
(1) PAMUK Orhan, Mon nom est rouge, Folio Gallimard, 2001 (1998 pour la première édition à Istanbul).