Elisabeth Lamour

Peintre d'icônes


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De l’ombre à la lumière

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La lumière de Skagen, juillet 2018

Prolongeons nos réflexions sur le sens symbolique de la progression de l’oeuvre, dans la peinture médiévale et dans l’icônographie, qui part de couleurs très sombres pour aller vers la lumière.

Je vais m’appuyer sur ouvrage passionnant de Michel Quenot (1) : Dialogue avec un peintre d’icônes. L’iconographe Pavel Boussalaev y explique (je cite) : « On commence souvent par couvrir le visage et le corps avec du sankir qui forme un fond terreux progressivement éclairci et rempli de majesté. L’homme accédant à la sainteté passe en effet durant son existence terrestre des ténèbres à la lumière » (p. 115). Cette technique exprime « l’idée de l’homme terreux destiné à retourner à la terre ». Cependant, la technique qui progresse « de l’ombre à la lumière » peut représenter, pour certaines personnes, un véritable combat. Aussi, elle côtoie la technique plus commune de l’ombrage, celle qui est le plus souvent enseignée dans les cours de peinture.

L’iconographe ajoute que ceux qui sont habitués à la technique du sankir (je cite encore) « disent ressentir une grande joie à vivre le passage des ténèbres à la lumière ».

Syméon fonds

Les fonds d’une icône représentant le vieillard Syméon avec l’Enfant

Pour prolonger cette réflexion, je peux témoigner que certains de mes élèves ont du mal, au début, à accepter les fonds sombres. Ceux-ci représentent notre part d’ombre qu’il faut bien reconnaître, pour ensuite l’éclairer. Peu à peu, au fil de la pratique, cela devient tout naturel. Poser les couleurs sombres, accepter les ombres, pour ensuite « monter vers la lumière ».

Réaliser ce cheminement pas à pas, engendre un véritable processus de restauration intérieure, une sorte d’accompagnement spirituel. Il faudrait relire les travaux de Jung (2) sur l’ombre, cités dans l’ouvrage L’âme et la vie (3). Écoutons-le : « Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression, ni ascension ».

En même temps Pavel Boussalaev rappelle que « garder en mémoire le sens profond de ce symbolisme permet d’éviter le dérapage qui consiste à réduire ce processus à quelque chose de magique».

Remarquons simplement que dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, le savoir et la pratique des artistes médiévaux est riche de sens pour nous, vivants d’aujourd’hui, et justifie l’envie de nous placer dans une sorte de chaîne de transmission pour conserver ces pratiques aux signification inépuisables.

On peut regarder le petit montage ici pour se faire une idée de la progression « de l’ombre à la lumière ».

(1) QUENOT Michel, Dialogue avec un peintre d’icônes, l’iconographe russe Pavel Boussalaev, Cerf, 2002.
(2) L’ombre est l’un des principaux archétypes décrits par Jung dans le cadre de sa psychologie analytique.
(3) JUNG Carl Gustav, L’âme et la vie, Poche, paru en1995.

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 27 mai 2019


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Le sens symbolique du proplasme

Cennino Cennini, dans son Livre de l’art, après avoir expliqué la façon de peindre les visages à partir d’une sous-couche sombre aux couleurs de terre, indique qu’il convient de conserver la même base pour représenter une montagne (chap. LXXXV). En effet, le proplasme, mot qui signifie l’« avant » de la création, est la couleur qui recouvre tout ce qui est créé, tout ce qui est vivant d’une certaine façon : la peau de tous les personnages, saints ou anonymes, mais aussi des animaux, des montagnes, des arbres, des fleurs, de la mer et des rivières.

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Détail d’une icône de la Nativité en cours. À ce stade, les visages, les animaux, les montagnes et les arbres sont recouverts de cette même tonalité aux couleurs de la terre.

Cela a plusieurs significations symboliques très profondes qui nous prodiguent un riche enseignement pour aujourd’hui. La plus importante est qu’il n’y a pas d’un côté les humains, et de l’autre les animaux et peut-être encore plus loin la nature. Nous sommes la nature. Et quand nous prenons soin de la nature, quand nous entrons en communication avec les animaux, c’est avec nous-mêmes que nous nous relions.

La couleur obtenue par le peintre est sombre, uniforme (un peu dorée aussi si on regarde bien !). Elle évoque la Création : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol ». (Gn 2,7). L’homme adâm est tiré du sol adâmâ dont dépend sa vie.Cette couleur est comme le terreau commun de l’humanité, l’origine, les entrailles, la « terre-mère » de l’automne.

Nous sommes un avec tous : il n’y a pas d’un côté les artistes, de l’autre les puissants, les migrants ou les fous… mais une  seule humanité couleur proplasme qui se souvient de la terre de ses origines, une humanité qui devrait regarder vers la lumière et se souvenir de la terre, avec humilité. N’oublions pas le sens du mot humilitas, un dérivé de humus qui signifie la terre…

Et voilà comment répondre à l’éternelle question : pourquoi les visages des icônes et de nombreuses peintures médiévales sont-ils sombres ? Il sont sombres parce que c’est beau de penser que nous ne sommes qu’un. Ils sont sombres parce que c’est beau de penser qu’on peut aller vers davantage de lumière. Ils sont sombres pour donner sens au travail du peintre médiéval et du peintre d’icônes : aller vers la lumière, sortir des ténèbres et donner vie au terreau primordial, tourner son regard vers le ciel et éclairer avec le pinceau ces visages, tout en espérant un peu plus de lumière pour le monde.

Nous continuerons la semaine prochaine avec le sens symbolique du cheminement, qui va de la terre à la vie, de l’ombre à la lumière.

Pour aller plus loin, on peut lire le chapitre 2-5 de Un moineau dans la poche (« Soyez l’étamine ») cliquer ici 

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 20 mai 2019
L’article de la semaine dernière (ici) et un autre plus ancien (ici) complètent celui-ci.


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Proplasme, sankir ou posch

Noe attribué à Panselinos

Fresque représentant Noé et attribuée à Panselinos

Après avoir décrit les couleurs les plus utilisées par les artiste médiévaux, Cennino Cennini, dans son Livre de L’art, nous parle de la progression à suivre pour peindre les visages. D’un auteur à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un atelier à l’autre, on relève des différences de dénomination et de procédure. Mais d’une façon générale, le principe est toujours le même depuis la nuit des temps : une couche de base, sorte d’imprimature (1) est posée sur tous les fonds. Tout ce qui est vivant, et principalement la peau des personnages, est recouvert, pour commencer, d’une couleur sombre qui évoque la terre et qu’on appelle communément proplasme. Cennini la nomme verdaccio à Florence et bazzeo à Sienne. Dans un ouvrage plus ancien, Le Traité des divers arts, datant du début du XIIe siècle, le moine Théophile utilise le terme de posch. On parle de sankir en Russie. La tonalité tire vers le brun vert sombre pour les icônes de l’École de Pskov ; elle est plus lumineuse pour celles de l’École de Moscou, marron pour les icônes grecques ou celles de l’École de Novgorod, veloutée pour les icônes italo-crétoises.

Dans le Guide de la peinture, Denys de Fourna donne la recette du proplasme de Panselinos, ce peintre du XIIIe siècle que nous avions présenté l’année dernière (2). La recette est imprécise mais on comprend que Panselinos mélangeait dans des proportions indéchiffrables, de l’ocre, du vert, du noir et une couleur d’ombre.

Cennini indique qu’on fabrique le verdaccio en mélangeant une proportion de noir pour deux d’ocre (chap. LXXXV).
Le moine Théophile propose plusieurs recettes. Selon d’autres auteurs, on y adjoint de la terre verte, parfois un peu de blanc de Saint Jean ou de brun.

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Les pigments pour le proplasme

Nous avons opté, dans notre atelier, pour un mélange composé pour environ trois parts d’ocre jaune, ½ part de terre verte et ½ part de noir, proportions qui évoluent selon la luminosité de l’ocre jaune utilisé. Cela crée une base terreuse qui explique pourquoi les icônes paraissent souvent sombres et pourquoi on distingue des zones presque vertes sur beaucoup de visages des peintures médiévales. Peu à peu, le fond sombre va être éclairé, dans la suite du travail, par des couleurs de plus en plus riches en tonalités claires, rouges et blanches. Nous approfondirons le sens symbolique et spirituel très fort de ces tonalités lors des deux prochaines émissions.

  1. L’imprimeure ou imprimature est, en peinture, une technique de préparation du support qui consiste à appliquer une couche d’impression sur le support à peindre, afin de le préparer à l’emploi.
  2. Voir l’article du 30 octobre 2017 ici

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 13 mai 2019


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Saint Léon le Grand (Léo)

Léo le Grand

Petite icône sur tilleul, 10 x 12 cm, 2019

Léon (ou Léo) naît en Italie mais ses origines et les détails de sa vie privée sont mal connus, comme son lieu de naissance controversé (Rome, la Toscane ?).

Il est pape de 440 à 461 (année de sa mort) et considéré comme docteur de l’Église catholique, un des trois à qui l’on adjoint le qualificatif de « Grand ».

Il joue assez vite un rôle de négociateur et sa réputation devient si grande qu’il est élu pape pendant une mission en Gaule. L’époque est troublée : ce sont les derniers temps de l’empire romain, assailli de toutes parts par les invasions barbares. Quant à l’Église, elle est dans une période où des formulations précises deviennent nécessaires pour argumenter face aux hérésies, qu’il s’agisse des monophysites ou des nestoriens.

Léon apporte son soutien à Flavien, le patriarche de Constantinople par une lettre dogmatique, le Tome à Flavien, qui sera la base de la définition du concile de Chalcédoine (451) quelques années plus tard : le Christ réunit en sa seule personne toute la nature divine et toute la nature humaine. Léon Ier fait triompher son point de vue et à la lecture de son Tome à Flavien, l’assemblée se lève, s’écriant : « C’est Pierre qui parle par la bouche de Léon ».

Le triomphe doctrinal est complet mais les difficultés politiques demeurent. Léon vit un échec avec un canon du concile qui affirme l’égalité de droit des sièges de Rome et de Constantinople. Pour Léon, c’est inacceptable car sa primauté s’enracine dans sa qualité de successeur de Pierre. Cette tension, source de conflits dans l’avenir, reste un moment contenue car Léon Ier est conscient de l’importance, pour la papauté, d’être présent à Constantinople.

Face au délitement du pouvoir impérial, Léon joue un rôle important. En 452, il sauve Rome des hordes d’Attila, mais ne peut empêcher le sac de Rome par les Vandales en 455. Il parvient quand même à négocier que la ville ne soit pas incendiée, qu’il n’y ait ni meurtres, ni viols, ni violences.

Dans un Occident très perturbé, il constitue une sorte de stabilité morale.

Nous possédons de lui 173 lettres, précieux documents sur la vie de l’Église et de la papauté. Il est le premier pape dont nous ayons les sermons, prononcés pour la plupart lors des grandes fêtes. D’une grande simplicité, clairs, souvent assez courts, ils exposent le mystère de la foi, préconisent le jeûne et la générosité et prêchent le dogme de l’Incarnation tel qu’il est défini par le concile de Chalcédoine.

Saint Léon a permis le premier missel qui, modifié, est devenu le Sacramentaire léonien, compilation de textes liturgiques des premiers siècles.

Fête le 10 novembre (cath.) 18 février (orth.)

Article du 9 mai 2019


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Le bleu outremer d’après Cennini (suite)

OLYMPUS DIGITAL CAMERALa semaine dernière (l’émission est ici) nous avons laissé Cennino Cennini en train de broyer son lapis-lazuli, qu’il nomme « outremer » comme on le faisait à son époque. Il conseille ensuite de se rendre chez l’apothicaire pour se procurer de la résine de pin, un mastic qui est probablement une résine balsamique produite par le lentisque, ainsi que de la cire, tout ceci selon des proportions précises. Il faut ensuite faire fondre le tout dans une petite marmite neuve, puis filtrer et réaliser une pâte en gardant les mains bien graissées d’huile de lin. La mixture ainsi obtenue est conservée au moins trois jours et trois nuits en la pétrissant chaque jour. Cennini ajoute qu’il ne voit aucun inconvénient à conserver cette pâte beaucoup plus longtemps si cela est nécessaire.

L’étape suivant consiste à faire cuire ce mélange dans une écuelle de lessive, en la retournant souvent à l’aide de grandes baguettes. Cennini précise : « avec ces deux baguettes, une dans chaque main, retourne, presse et malaxe cette pâte, d’un côté et de l’autre, comme on pétrit la pâte à la main pour faire du pain, exactement de la même façon. »

Quand la lessive se teinte d’une belle couleur bleue, il s’agit de garder le « jus » obtenu, puis de déposer la pâte dans un autre récipient, avec une autre quantité de lessive, et de recommencer encore et encore pendant plusieurs jours jusqu’à ne plus réussir à en extraire de couleur. Elle est alors épuisée et on peut s’en débarrasser. En revanche, au fond de chacun des bacs colorés conservés, se tient le magnifique pigment de couleur qu’il suffit de filtrer. Les plus précieux et lumineux se sont déposés au fond des premiers récipients. 

Cennini continue en expliquant comment raviver des bleus un peu ternes en utilisant un rouge de bois-brésil ou de kermès. Il termine son chapitre en expliquant qu’il convient de garder pour soi le pigment ainsi préparé, car le travail est dur. Notre étrange personnage avoue qu’il vaut mieux ne pas confier ce travail aux hommes rarement assez habiles et persévérants, mais aussi se méfier des vieilles femmes. Il préconise donc de travailler avec – selon ses termes – « de belles jeunes filles aux mains délicates » ! 

Nous terminons donc le tour d’horizon des couleurs médiévales telles que Cennini les envisage, avec ces recettes souvent fantaisistes mais aussi quelques conseils utiles. On y comprend surtout que nos pigments qu’il nous suffit aujourd’hui d’acheter tout prêts, nécessitaient autrefois une longue et parfois ingrate préparation !

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire intitulée Carnets de peinture et diffusée de septembre 2017 à juin 2019 sur RCF Isère. Dans l’esprit du carnet de voyage, l’émission nous faisait entrer dans les coulisses d’un art aujourd’hui bien vivant, qu’on peut appeler l’« art sacré traditionnel » (peinture de l’icône, fresque, enluminure, calligraphie, mosaïque, taille de pierre, orfèvrerie, vitrail…).  On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 6 mai 2019