Elisabeth Lamour

Peintre d'icônes


5 Commentaires

« Noli me tangere » par Laurent De la Hyre

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

18. Une infime distance, Noli me tangere, huile sur toile, 1,62 x 1,75 m, Laurent de La Hyre (Paris 1606-1656), émission diffusée le 31 décembre 2008.

Noli me tangere, Laurent de la Hyre

Noli me tangere, Laurent de la Hyre

J’ai parlé la semaine dernière des trois tableaux dansants du musée de Grenoble qui déclinent le thème du noli me tangere.  Mon préféré est celui de Laurent de La Hyre, et j’y reviens aujourd’hui.

La main du Christ effleure le visage de Marie Madeleine. Le mouvement est sobre, élégant, retenu, comme intériorisé. Des trois artistes cependant, Laurent de La Hyre est le seul à représenter un très léger contact physique, un effleurement, une infime distance, une caresse suspendue : le Christ touche à peine les yeux ou le front de Marie Madeleine.

La subtilité de l’ensemble réside aussi dans l’utilisation de deux nuances de bleu, très proches. Laurent de La Hyre fabrique des bleus, profonds, lancinants : il mélange du lapis lazuli avec de l’indigo. Cette couleur caractérise le peintre au point qu’on a parfois parlé du « bleu de la Hyre ». Le lapis-lazuli est une couleur très belle provenant d’une pierre difficile à broyer permettant de superbes glacis nuancés. Le vêtement bleu est décliné en deux tonalités éloignées d’une infime distance, d’une infime nuance. La profondeur des bleus donne une dimension sacrée à la rencontre et accentue le caractère céleste du Christ.

Laurent de La Hyre est mort jeune, à 50 ans. Ce tableau est l’une des deux dernières commandes faites à l’artiste, l’année même de sa mort. Peut-être est-ce une des clés de compréhension de l’oeuvre ! L’ange dans la grotte est magnifique et ne cache pas son inquiétude, une infinie tristesse. Le décor est celui de la grande Chartreuse que le peintre, qui n’a peut-être jamais quitté Paris, ne connaît pas et ne connaîtra jamais. Il a imaginé un paysage de montagnes un peu chaotiques, assez irréel, comme un voyage intérieur avant l’ultime voyage.

Que signifie pour Laurent de La Hyre ce geste du Christ ?
Est-ce un geste destiné à cacher le regard de Marie Madeleine afin qu’elle ne soit pas éblouie par trop de lumière divine, un « trop » plein d’éblouissement comme celui que connaît Moïse au Buisson ardent, et les apôtres à la Transfiguration ?

Veut-il épargner Marie Madeleine, l’apaiser, poser du bout de ses doigts un baume sur son incandescence, la protéger comme le ferait une mère qui poserait tendrement la main sur le front ou les yeux de son enfant pour le soulager, le préserver et le mettre à l’abri des dangers ?

Est-ce le peintre, l’homme qui « ose » enfin exprimer un trop plein de tendresse, sentant la fin de sa vie arriver ? Je pense cette fois à une phrase du poète Rainer Maria Rilke : « Parce que je ne te retins jamais, je te tiens fermement » et je pense aux bleus, à la fragilité du basculement tout au bord du vide, au minuscule intervalle, à l’infime distance, à l’infime nuance.

Chapitre 18 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

Article du 31 juillet 2015


1 commentaire

« Noli me tangere »

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

17. Une danse, Noli me tangere, Paul Véronèse (Vérone 1528-Venise 1588), Laurent de La Hyre (Paris 1606-1656) et Eustache Le Sueur (Paris 1616-Paris, 1655), émission diffusée le 25 décembre 2008
Noli me tangere par Gustave Le Sueur

Noli me tangere, Eustache Le Sueur

Le Noli me tangere est un thème iconographique tiré de l’Évangile de Jean (Jn 20, 13-18). Le matin de Pâques, Marie Madeleine se rend au tombeau du Christ et le trouve vide. Elle cherche Jésus. Celui-ci l’appelle alors par son nom. Elle le reconnaît et se précipite vers lui, mais Il lui dit : « ne me retiens pas » ou « ne me touche pas », noli me tangere en latin.

Cette scène est présente à trois reprises au musée de Grenoble, tour à tour peinte par Paul Véronèse au XVIe siècle, puis par Laurent de La Hyre et Eustache Le Sueur au XVIIe siècle.

Il faudrait voir les trois œuvres simultanément, réunies côte à côte : une vraie chorégraphie… La scène évoque une danse :

Noli me tangere, Paul Véronèse

Noli me tangere, Paul Véronèse

on ne sait pas trop qui s’avance, qui recule. Le mouvement de chacun va à la fois dans le sens de la rencontre et dans celui de la retenue : un pas en avant, un geste en arrière, une approche, un effleurement, une esquive, un corps arqué en équilibre, un corps tendu. La vie est ainsi et commence par un désir, l’éclat de rire d’une comète, une envie d’aller qui est toujours un pas de danse puisqu’il entraîne.

Dans les trois tableaux, l’atmosphère matinale est suggérée, mais les décors, les couleurs et les ambiances différent un peu. Le tableau de Véronèse est traité avec des teintes très nuancées dans de douces tonalités rosées. La robe du Christ virevoltante répond à la couleur de la robe de Marie Madeleine. Les couleurs, sur la toile d ’Eustache Le Sueur

Noli me tangere, Laurent de la Hyre

Noli me tangere, Laurent de la Hyre

sont plus contrastées. Le tableau de Laurent de La Hyre semble plus posé, serein, dans une palette à dominante froide. Pourtant à chaque fois, c’est la même danse, un « pas de deux », un langage des corps.

Je ne peux alors m’empêcher de penser à un thème cher à Roland Barthes. Il termine son livre, Fragments d’un discours amoureux, en développant le thème du « Non Vouloir Saisir » (1). Je relis ses mots et les entends résonner d’un tableau à l’autre : « ne pas se tuer (d’amour) veut dire : prendre cette décision, de ne pas saisir l’autre ». Et plus loin, il écrit : « Laisser venir (de l’autre) ce qui vient, laisser passer (de l’autre) ce qui s’en va ; ne rien saisir, ne repousser rien : recevoir, ne pas conserver… ». Je relis Roland Barthes, je ferme les yeux, laisse venir une voix, une ambiance, le souvenir de quelques années et les trois tableaux se remettent à danser.

BARTHES Roland, Fragments d’un discours amoureux, collection « Tel quel », Seuil, Paris, 1977. Dernier chapitre intitulé « Soria ebrietas »

Chapitre 17 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

Article du 30 juillet 2015


1 commentaire

« Saint Jérôme » par De La Tour

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

16. Les pieds de saint Jérôme, Saint Jérôme, huile sur toile 1,57 x 1 m, Georges de La Tour (Vic-sur-Seille 1593-Lunéville 1652), émission diffusée le 17 décembre 2008
Détail du tableau de Georges De La Tour, saint Jérôme

Détail du tableau de Georges De La Tour, Saint Jérôme

J’ai toujours été fascinée par ce portrait de saint Jérôme, et surtout, par le traitement du pied du vieillard. On y lit toute l’histoire d’un homme : sa ferveur et sa force, son érudition, son travail acharné, comme sa lassitude, sa fatigue, ses découragements, l’érosion du temps.

On devine la beauté du personnage dans sa jeunesse : un grand corps musclé et sûr, une générosité qui demeure dans la barbe fournie malgré les années. Tous les artistes représentent ainsi saint Jérôme : le crâne chauve mais la barbe foisonnante.

Georges de la Tour a peint ce tableau alors qu’il avait une quarantaine d’années. Dans le creux affaissé de la clavicule de saint Jérôme, dans le traitement des rides du front et l’emplacement des cheveux sur le crâne dégarni, je lis l’immense tendresse de Georges de La Tour pour un corps de vieillard : un proche, un père, un oncle, un voisin ou un ami… Il faut parfaitement observer, avec bienveillance, affection et précision, pour traduire ainsi les marques du temps sur un corps, pour laisser transparaître dans les sillons de la chair toute une histoire en exprimant, au-delà la décrépitude de l’âge, la richesse d’une vie bien remplie, la beauté d’une âme.

Saint Jérôme, Georges De La Tour

Saint Jérôme, Georges De La Tour

Une partie du corps suffit à résumer le tableau : le pied de saint Jérôme. Il dit tout ; il retrace toute une histoire de voyage : saint Jérôme attachant de solides sandales à lanières de cuir, ses pas soulevant la poussière sur les chemins du monde, l’usure, la rugosité, l’obstination. Son pied raconte sa naissance en Dalmatie et ses premiers pas, ses voyages et ses études à Rome et ses flâneries tardives dans la ville en compagnie de Donat, le grammairien. Son pied porte les marques de sa retraite dans le désert de Syrie et sa vie d’ermite marchant jour et nuit sur la rocaille brûlante. Son pied, toujours en mouvement comme sa pensée, relate aussi son départ en Palestine. Son pied dit les nuits à arpenter le sol froid de sa cellule à la recherche du mot juste, de la bonne formule, de la traduction idéale pour sa Bible en latin. Son pied à l’articulation raidie n’est pas seulement un pied de vieillard : il témoigne d’une oeuvre monumentale et d’une histoire ; l’œuvre d’une vie en marche.

Chapitre 16 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

Article du 29 juillet 2015


Poster un commentaire

« L’Adoration des bergers » de Jacob Jordaens

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.
14. Mais où est donc passé l’âne ? L’Adoration des bergers, huile sur toile, 2,55 x 1,75 m, Jacob Jordaens (Anvers 1593-1678), émission diffusée le 3 décembre 2008

L'adoration des bergers, Jacob Jordaens

L’Adoration des bergers, Jacob Jordaens

Nous voilà en décembre, le temps des crèches et de l’avent.
En ce tout début de mois, je vais chercher chaque année la crèche en bois de mon enfance. Elle me rappelle de bons souvenirs, juste à effleurer son petit toit en paille. Elle me rappelle une tendre connivence et une fébrilité partagée. Ma mère retrouvait à ce moment-là sa propre part d’enfance et veillait à ce que tout soit parfait : le sapin et l’étoile argentée bien équilibrée au sommet, les guirlandes dorées ou rouges, l’ange qui tournait et carillonnait quand on allumait les bougies, les boules de verre multicolores, fragiles, les personnages bien disposés dans l’étable, et derrière, l’épais papier marron, froissé, qui simulait les rochers.

Je retourne chaque année fouiller dans une grosse malle métallique rangée dans la cave ; j’y retrouve cette crèche et quelques santons de mon enfance, de plus en plus dépareillés. À l’un, il manque un bras ou la tête. Quant à l’autre, il a complètement disparu. Il reste un ange, magnifique, aussi gracieux et présent que celui du tableau de Jacob Jordaens. Je tente de les installer comme je le peux dans leur petit refuge au toit de paille. Mais il faut bien le dire, avec le temps, avec tout ce qui est cassé, les cadeaux, les souvenirs de voyage, ce que les enfants ont ajouté au fil de leurs trouvailles et de leur imagination et des bricolages à l’école, l’harmonie de ce petit théâtre devient de plus en plus incertaine.

Cette composition de l’artiste me fait penser à mes crèches : les personnages sont pressés les uns contre les autres dans des postures parfois inattendues. On y trouve un peu de tout, et même des visiteurs insolites comme les canards au premier plan ou le chien qui se lèche les babines. Le bœuf occupe une place de choix et nous observe, l’œil vif ! Pourtant, j’ai beau explorer tous les recoins, je ne vois l’âne nulle part.

Je me demande si l’un des santons de Jacob Jordaens n’était pas cassé tout au fond de la malle : où est donc passé l’âne ? Il manque à la scène…

Scrutant le tableau pour le chercher, il me semble entendre la voix de ma mère qui me revient de loin et demande : « Mais où est donc passé l’âne ? »

Chapitre 14 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

Article du 28 juillet 2015


Poster un commentaire

Venise par Francesco Guardi

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

13. Le Doge de Venise porté par les gondoliers après son élection sur la place Saint-Marc, huile sur toile, 0,67 x 1 m, Francesco Guardi (Venise 1712-1792), émission diffusée le 26 novembre 2008

13 VeniseLa place Saint-Marc à Venise est un passage obligé. Toutes les promenades dans la ville ou aux alentours y retournent obstinément. Je l’ai arpentée des dizaines de fois, sous le soleil ou sous la pluie, dans le calme de l’hiver ou dans la moiteur bruyante de l’été. J’y associe des visages et des prénoms, des compagnons de voyages, des escales et des parenthèses, des départs, des enfants qui courent et le rire d’une petite fille pâle.

Je me souviens d’une fois, en hiver, où nous logions de l’autre côté de la lagune. Nous étions arrivés dans un vaporetto si malmené par les flots et le vent que nous nous sentions très loin, peut-être au large d’une île de Bretagne. La place était en partie envahie par les eaux et on aurait pu la croire désertée.

Pourtant, quelles que soient la saison et l’ambiance, à peine arrivée sur la place, j’entends la même clameur vibrer et réjouir le ciel. La clameur du passé, le passage du doge de Venise après son élection jetant à la foule des pièces d’or ou d’argent, les gondoliers munis de longs bâtons, le monde se bousculant sur la place comme dans ce tableau de Francesco Guardi, l’agitation, l’effervescence, l’exubérance.

Et puis toujours, les gens pressés croisant les gens calmes, ceux qui courent et les autres, les célébrités et les anonymes, ceux qui ont trop chaud et ceux qui s’emmitouflent, les gens heureux et les mélancoliques, les solitaires, les rêveurs, ceux qui fêtent leur amour à Venise et ceux qui tentent d’y noyer un chagrin ou une chimère.

Toujours la foule à l’abri des cafés, dégustant, devisant ou écrivant, et les souvenirs, et les prénoms et tous les visages bruissant dans ma tête.

Toujours, ce désordre sonore, les enfants qui courent comme sautent et jappent les petits chiens dans cette toile de Guardi.

Seuls, les pigeons de Venise manquent à ce tableau. Dans l’album de photos qui habite ma mémoire, rien n’aurait été pareil sans les pigeons et le froissement de leurs ailes, sans leur tournoiement incessant et leur obstination imbécile, sans leur façon de toujours revenir après qu’on les a chassés. Non, vraiment, rien n’aurait été pareil, ni l’agitation, ni la vibration de l’air, ni même la clarté du rire de la petite fille.

Chapitre 13 du livre Décalage horaire  (disponible sur demande, pas de frais de port).

Article du 27 juillet 2015


Poster un commentaire

« Le Lac de l’Eychauda »

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

11. Sans laisser de traces, huile sur toile, 1,82 x 2,62 m, Laurent Guétal (Vienne 1841-Grenoble 1892), émission diffusée le 12 novembre 2008
le lac de l'Eychauda, Laurent Guétal

Le Lac de l’Eychauda, Laurent Guétal

L’eau du lac semble très froide. La glace formée pendant la nuit de novembre fond aux abords. La journée est belle et le bleu du ciel à peine troublé par deux minuscules nuages. Les montagnes se reflètent dans l’eau. Tout est calme, suspendu à la clarté.

J’ai beau scruter le décor, je ne perçois absolument aucune trace de présence humaine : rien ! Pas une trace de pas, pas de sentier au lointain, pas même un objet familier oublié, vraiment rien. Peut-être, comme beaucoup d’artistes dauphinois de l’époque, Laurent Guétal a-t-il réalisé en atelier un paysage recomposé.

Je préfère l’imaginer là, ou devant un autre lac, écouter le flux de ses émotions, entrant en contemplation pour suivre sa quête, cherchant la nourriture d’un artiste : la musique intérieure des silences ! Je préfère penser que le peintre connaissait bien l’endroit : il y est venu et revenu plusieurs fois. Je me demande s’il s’est assis sur une pierre pour contempler le paysage, s’il était fatigué ou essoufflé, s’il était seul, s’il est resté silencieux, s’il a mis sa main dans l’eau glacée provoquant un léger mouvement de l’eau, un trouble, une imperceptible agitation. A-t-il regardé dans l’eau le reflet de son visage et du ciel ou chanté très doucement pour ne pas troubler le silence ? A-t-il pleuré, dormi un peu ou murmuré une confidence au creux d’une oreille familière ? A-t-il laissé vagabonder ses pensées ou pris quelque résolution radicale au tournant de sa vie  ? A-t-il pensé au tableau, réfléchi aux dimensions et au choix des couleurs et même imaginé l’oeuvre terminée sur les murs d’un musée de province ? Je crois qu’il a scruté la ligne d’horizon et déposé l’impossible reflet d’une montagne dans l’eau bleutée.

J’aime bien les bords des lacs. Cette sérénité glacée me rappelle des voyages, le soleil de minuit, des mélodies et des êtres chers. Cette totale absence de trace, cette virginité donnent de la gravité à la scène que l’on imagine là. Elle donne de l’intensité à la présence du peintre, au regard du peintre.

On pourrait presque s’asseoir sur un rocher juste au bord, avec son pique-nique ou ses souvenirs, sa joie ou sa mélancolie et lancer une petite pierre pour voir se dessiner des ronds dans l’eau. On pourrait regarder s’entremêler le reflet de son visage et celui du ciel. Voilà qu’ils se confondent puis se brouillent ! On pourrait serrer un peu son manteau et son écharpe, ajuster son bonnet de laine pour ne pas avoir trop froid et attendre la tombée du jour pour repartir, en faisant bien attention, à son tour, à ne laisser aucune trace.

Chapitre 11 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

Article du 25 juillet 2015


2 Commentaires

« Nature morte » d’Osias Beert

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

10. Pourquoi les artichauts ne noircissent-ils pas ? Légumes fruits et coupes, huile sur bois, 0,52 x 0,73 m, Osias Beert (Anvers vers 1580-1624), émission diffusée le 5 novembre 2008
Nature morte d'Osias Beert

Nature morte d’Osias Beert

Longtemps, les natures mortes m’ont laissée indifférente. Je ne m’intéressais qu’aux regards, aux visages, aux expressions, aux postures, aux émotions : au vivant quoi ! À force de regarder ces compositions et de laisser le temps s’y engouffrer, j’ai appris à voir à côté du tableau. J’ai appris à laisser errer mon imagination aussi loin que les lignes et les couleurs acceptent de me conduire. Je regarde ailleurs dans le vagabondage des images qui rebondissent vers l’idée du peintre, l’émotion du peintre, la vie du peintre. Je m’envole, étonnée, vers la frange étoilée de l’œuvre. Un jour, le son du tableau et même son parfum m’enveloppent : il m’arrive alors d’aimer les natures mortes. Je vois une main ferme ouvrir la fenêtre puis saisir une palette de couleurs. Curieuse, les questions me viennent puis se bousculent : qui a pu verser le vin blanc dans cette coupe de verre ciselé si transparente puis disposé le verre empli d’eau ? Quelle main a ramassé les fruits, les a ouverts en deux, a pétri et façonné le pain ? Quelle main a tout disposé dans les coupes d’argent et de porcelaine pour dresser ensuite la table, laissant seulement échapper un petit fruit  ? (1) Est-ce la main d’une femme ? Quel est le goût des framboises et du vin ? Quelle est l’odeur de la campagne alentour ? La récolte est-elle en avance cette année ? L’eau reste-t-elle fraîche, la nuit, quand dort Osias Beert dans sa maison à Anvers ?

Une question en particulier m’intrigue devant ce tableau : comment est-il possible que cet artichaut, coupé en deux pour poser devant le peintre, n’ait jamais noirci ? Aucune trace de citron sur l’assiette d’argent qui livre ses reflets. Le maître s’est obstiné, tenant par-dessus tout à prouver son savoir-faire. L’artichaut peut bien noircir : avec sa texture d’une infinie variété, il est le légume idéal à pareille démonstration. Le peintre a-t-il commencé son œuvre par l’artichaut, tout au début, juste après l’avoir découpé pour en découvrir l’intérieur aux couleurs subtiles ? Ou bien a-t-il fallu en trancher plusieurs pour aller jusqu’au bout de l’œuvre ? Ou bien encore l’artiste a-t-il réussi à se souvenir jusqu’à la dernière touche de peinture, de tous les détails : la fraîcheur de l’artichaut, le doux dégradé de l’intérieur de l’artichaut, le piquant de ses feuilles, la dureté de la tige ? Ou bien s’est-il aidé d’un peu de vin doux pour garder ensemble, dans sa mémoire puis sur sa palette, ces nuances délicates de rose, de vert et de blanc ?

Oui, c’est peut-être cela le secret de cet homme : le vin doux ! Il en reste si peu dans la coupe. Il a l’air si doux, si frais, désaltérant. Je me demande même s’il ne pétille pas légèrement. Je devine son goût. J’aurais aimé trinquer avec le peintre, dans sa maison, à Anvers, déguster quelques framboises et souhaiter longue vie aux natures mortes !

Chapitre 10 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

(1) Les natures mortes d’Osias Beert sont pleines de messages cachés. Elles rappellent que tout ce luxe de vaisselle, de fleurs, de vins n’est que « vanité ». L’artiste en rajoutant un insecte ou un petit fruit échappé de la coupe met en évidence l’aspect éphémère des biens terrestres.

Article du 24 juillet 2015


1 commentaire

« La Sainte Famille » de Vasari

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

9. Nostalgie des auréoles, huile sur bois, 1,77 x 1,36 m, Giorgio Vasari (Arezzo 1511-Florence 1574), émission du 29 octobre 2008
Sainte Famille Vasari

Sainte Famille, Vasari

Seuls Sainte Lucie et les personnages du panneau de Taddeo di Bartolo, les deux tableaux les plus anciens du musée de Grenoble, portent une auréole centrée, posée, « bien en place ». Dès l’entrée dans le XVe siècle, avec saint Sébastien et sainte Apolline du Pérugin, « rien ne va plus » ! Chacun y va de son idée, au gré de son inspiration et de son imagination : auréole fantaisiste, transparente, instable, vaporeuse, elliptique, décoration ciselée ou sortes de flammèches autour de la tête…

Vasari, au milieu du XVIe siècle, se permet une Sainte famille dans laquelle ni Joseph, ni Marie, ni même l’enfant Jésus ne portent l’auréole. Sainte Anne est aussi présente dans l’angle du tableau, très ridée, de profil, inquiétante, sombre, presque lugubre. Joseph lisse sa barbe de sa grosse main, perdu dans ses doutes et ses pensées. Marie esquisse un sourire et ses mains semblent danser en contraposto (1). Chacun regarde vers le bas, tourné vers lui-même, solitaire, grave, pensif et intériorisé. L’enfant a la bouche entrouverte et le regard clos sur ses rêveries, sur son propre sommeil, sur les rêves et l’univers d’un tout-petit. En tendant à peine l’oreille, on devine sa respiration bruyante.

Il ne reste pas beaucoup de place pour nous, les spectateurs ! Pas de perspective non plus dans la composition du tableau. Autant dire, aucun des codes qui nous sont familiers et nous évoquent la sainteté, la transcendance, le divin !

Ce grand bébé à la fois musclé et grassouillet dort dans un équilibre incertain sur un linge froissé posé sur les genoux de sa mère. Il ne m’évoque ni un nouveau-né, ni un enfant fragile, ni un adulte, et encore moins l’« enfant Dieu ». Pourtant, je suis frappée par ses boucles improbables mais si régulières et dont la couleur très vive contraste avec celle de sa peau blafarde. Les boucles sont presque dorées, brillantes, des filaments métalliques, des rayons de lumière savamment enroulés, un travail d’orfèvre, l’œuvre du joaillier d’un prince et la précision d’un graveur.

N’y aurait-il pas comme une « nostalgie d’auréole » dans cette façon trop dorée et si peu naturaliste de représenter la chevelure de l’enfant Jésus, un dernier signe, qui le rattacherait encore à sa divinité et aux codes anciens de la peinture ?

Chapitre 9 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

(1) Construction très utilisée à l’époque, habile dialogue entre une posture monumentale, des courbes, contre-courbes et déséquilibres.

Article du 16 juillet 2015


Poster un commentaire

Le « Saint Grégoire » de Rubens

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

8. Les tableaux dans un fauteuil, huile sur toile 4,77 x 2,88 m, Pierre-Paul Rubens, (Siegen 1577-Anvers
1640), émission diffusée le 22 octobre 2008 
Il existe plusieurs sortes de tableaux : ceux qu’on ne remarque pas même si on passe et repasse devant eux ; ceux
qui nous regardent malgré nous ; ceux qui nous hantent ou nous habitent ; ceux qu’il faut connaître et qui sont dans tous les guides. Il y a ceux qu’on a envie de comprendre, qui nous frôlent, nous intriguent ou nous retiennent : on s’assied alors sur un des petits tabourets pliants distribués complaisamment à l’entrée du musée et on contemple ou on cherche quelque clé de lecture. Et puis, il y a les tableaux privilégiés, ceux qu’on peut voir en étant confortablement installé dans un fauteuil profond, recouvert de noir et auxquels on consacre du temps seulement par souci de la détente et du repos du corps. Dehors, le vent commence à souffler.
saint Grégoire de Rubens

Saint Grégoire de Rubens

C’est ainsi que j’ai posé les yeux plusieurs fois sur l’immense tableau représentant le pape saint Grégoire et peint par le célèbre Rubens. Pourtant, sans le fauteuil, je ne suis pas sûre du tout que le tableau aurait trouvé grâce à mes yeux… Ce genre d’œuvre monumentale, multipliant dans un langage exubérant toutes sortes de démonstrations tapageuses me laisse en général indifférente. C’était sans compter sur le fauteuil grâce auquel j’ai découvert des tas de détails : l’aile de la colombe qui effleure le crâne dégarni de saint Grégoire jusqu’à le chatouiller, la vibration des couleurs, les matières des costumes, les perles du diadème de sainte Domitille et la transparence bleutée du bas de sa robe, cette peau de bête qui retombe sur la cuirasse de saint Maurice.

Un détail, dans le jeu des regards, me retient et m’amuse.

La plupart des visages sont tournés vers le haut. J’ai cependant l’impression que quelque chose, au moment précis où les modèles auraient dû aider le peintre et bien se concentrer sur la pose, a perturbé l’attention des protagonistes. Un discret désordre s’est installé, un espiègle dérangement.

Et si c’était cet enfant Jésus qui devrait être tranquillement à sa place dans les bras de sa Mère, paisible Madone, dans le tableau au-dessus du porche ! Au lieu de cela, il lui échappe et sort de son cadre et de sa pose conventionnelle pour adresser un signe de connivence au pape. Il lève sa petite main tendue en un signe très personnel, hésitant entre la bénédiction, l’impertinence et la familiarité. Ce geste a l’air de surprendre les saints comme les angelots, troublés dans leur application à poser pour le tableau. Le comportement facétieux de l’enfant Jésus sème la confusion. Je ne l’aurais jamais remarqué si je n’avais été confortablement assise, le temps d’une pause, dans le grand fauteuil noir posé comme un trône moelleux au beau milieu de la salle. Dehors, le vent d’octobre peut bien souffler…

Chapitre 8 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).

Article du 13 juillet 2015


Poster un commentaire

Arpenter le musée de Grenoble comme on part en voyage

Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.

Chapitre 7 de Décalage horaire, émission diffusée le 15 octobre 2008

OLYMPUS DIGITAL CAMERA

Quand je pousse la porte du musée de Grenoble, j’ai un peu le sentiment de pénétrer dans un aéroport pour m’embarquer vers un voyage en avion. L’envol encore.

L’impression surgit dès le bas des escaliers, très longs et solennels. Une ambiance s’impose, différente ; une ambiance de décalage, de parenthèse, de vacances et de départ.

Après avoir gravi les marches, on pénètre dans un grand hall tantôt très calme, tantôt fiévreux, agité de groupes de tous âges, de personnes qui se sont donné rendez-vous, s’attendent, s’interpellent, se retrouvent ou s’impatientent.

On s’adresse alors aux hôtesses de l’accueil pour régler son voyage en présentant les justificatifs adéquats pour les réductions. Puis on peut s’asseoir sur un fauteuil à l’entrée pour guetter un compagnon de voyage, un guide ou l’horaire du prochain vol avec cet air à peine égaré de n’attendre rien.

Si l’on dispose d’un peu de temps, on peut musarder un moment à la librairie, hésiter, feuilleter, acheter ou bien ne rien acheter comme on le ferait dans les magasins de l’aéroport.

On présente ensuite son billet à l’hôtesse et on entre dans un nouveau hall, lumineux, ample, large et impressionnant. On enregistre ses bagages en quelque sorte, en laissant les sacs au vestiaire en échange d’un coupon de plastique bleu numéroté. Pas de paquetage dans les salles du musée ! Le bagage à main doit être réduit au strict minimum. Je me contente en général de l’appareil photo qui tient dans ma poche, d’un stylo, de mon carnet marron à spirales et d’un grand foulard de soie bleue pour les pièces les plus fraîches.

Il suffit ensuite de suivre les indications fléchées à l’entrée des salles pour ne pas se tromper de vol ou bien de s’enquérir auprès de l’équipage en costume, bien à son poste au fil de l’itinéraire. Et c’est parti ; juste là, juste après l’embarquement, on se rend compte de la singularité de ce voyage-là. Un plongeon de l’autre côté du ciel.

De temps en temps, on regarde à travers les hublots le fleuve qui s’écoule et la couleur des nuages et des murs de la ville. On se dit qu’on est en octobre et qu’on a tout son temps. Les bruits de la ville s’assourdissent. Dans ce monde à part, la ville devient l’extérieur, alors que le musée avec ses toiles de maître se transforme en un centre, un univers, le ventre feutré d’un boeing, un cœur au rythme lent. On traverse quelques zones de turbulences : des groupes d’enfants enthousiastes ou des touristes étrangers guidés par un interprète volubile…

Pourtant, aucun plan de vol, seulement le sentiment d’un grand décalage horaire, une vacance, un entre-deux disponible dans l’ampleur des nuages. Chacun déambule à sa guise, à son rythme, suivant son inspiration. On peut hésiter, revenir en arrière, traîner quelque part et faire escale. Chacun est son propre commandant de bord. Au fil des salles et des tableaux, chacun s’envole et dessine son itinéraire singulier, guidé par son inspiration et son état d’âme, à la manière d’un artiste.

Article du 8 juillet 2015