Pendant l’été 2015, je propose de redécouvrir l’émission « Décalage horaire » diffusée en 2008-2009 sur RCF Isère. Plusieurs fois par semaine, nous partirons pour une promenade au musée de Grenoble, « déambulation poétique » autour d’un tableau. Et pourquoi pas retourner au musée « à la fraîche », amener les enfants, les amis, rêver puis regarder autrement certains tableaux.
18. Une infime distance, Noli me tangere, huile sur toile, 1,62 x 1,75 m, Laurent de La Hyre (Paris 1606-1656), émission diffusée le 31 décembre 2008.
J’ai parlé la semaine dernière des trois tableaux dansants du musée de Grenoble qui déclinent le thème du noli me tangere. Mon préféré est celui de Laurent de La Hyre, et j’y reviens aujourd’hui.
La main du Christ effleure le visage de Marie Madeleine. Le mouvement est sobre, élégant, retenu, comme intériorisé. Des trois artistes cependant, Laurent de La Hyre est le seul à représenter un très léger contact physique, un effleurement, une infime distance, une caresse suspendue : le Christ touche à peine les yeux ou le front de Marie Madeleine.
La subtilité de l’ensemble réside aussi dans l’utilisation de deux nuances de bleu, très proches. Laurent de La Hyre fabrique des bleus, profonds, lancinants : il mélange du lapis lazuli avec de l’indigo. Cette couleur caractérise le peintre au point qu’on a parfois parlé du « bleu de la Hyre ». Le lapis-lazuli est une couleur très belle provenant d’une pierre difficile à broyer permettant de superbes glacis nuancés. Le vêtement bleu est décliné en deux tonalités éloignées d’une infime distance, d’une infime nuance. La profondeur des bleus donne une dimension sacrée à la rencontre et accentue le caractère céleste du Christ.
Laurent de La Hyre est mort jeune, à 50 ans. Ce tableau est l’une des deux dernières commandes faites à l’artiste, l’année même de sa mort. Peut-être est-ce une des clés de compréhension de l’oeuvre ! L’ange dans la grotte est magnifique et ne cache pas son inquiétude, une infinie tristesse. Le décor est celui de la grande Chartreuse que le peintre, qui n’a peut-être jamais quitté Paris, ne connaît pas et ne connaîtra jamais. Il a imaginé un paysage de montagnes un peu chaotiques, assez irréel, comme un voyage intérieur avant l’ultime voyage.
Que signifie pour Laurent de La Hyre ce geste du Christ ?
Est-ce un geste destiné à cacher le regard de Marie Madeleine afin qu’elle ne soit pas éblouie par trop de lumière divine, un « trop » plein d’éblouissement comme celui que connaît Moïse au Buisson ardent, et les apôtres à la Transfiguration ?
Veut-il épargner Marie Madeleine, l’apaiser, poser du bout de ses doigts un baume sur son incandescence, la protéger comme le ferait une mère qui poserait tendrement la main sur le front ou les yeux de son enfant pour le soulager, le préserver et le mettre à l’abri des dangers ?
Est-ce le peintre, l’homme qui « ose » enfin exprimer un trop plein de tendresse, sentant la fin de sa vie arriver ? Je pense cette fois à une phrase du poète Rainer Maria Rilke : « Parce que je ne te retins jamais, je te tiens fermement » et je pense aux bleus, à la fragilité du basculement tout au bord du vide, au minuscule intervalle, à l’infime distance, à l’infime nuance.
Chapitre 18 du livre Décalage horaire (disponible sur demande, pas de frais de port).
Article du 31 juillet 2015