Elisabeth Lamour

Peintre d'icônes

Le cinabre

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cinabre 1Nous avons, dans les premières émissions, évoqué l’ocre rouge, premier pigment rouge utilisé par l’humanité, mais un autre pigment, le cinabre, était déjà exploité en Chine autour de 3600 ans av. J.-C. et utilisé pour la poterie ou la fabrication d’encre.

On appelle cette couleur rose ou rouge chinois. C’est un sulfure de mercure dont la tonalité évoque la couleur du sang. Minerai de mercure  (…), on peut aussi le fabriquer à partir de soufre et de mercure (parfois du salpêtre) en jouant sur la granulométrie pour obtenir la couleur recherchée.

La dynastie Shang (1570 à 1045 av. J.-C) en faisait usage lors des divinations en mettant en évidence les craquelures sur les carapaces de tortues.

Je suis toujours étonnée de la force de l’analogie dans l’histoire et l’imaginaire des humains. Parce que le cinabre est d’une couleur qui se rapproche étrangement de celle du sang, on a, depuis la nuit des temps, paré ce pigment de vertus très spéciales. Utilisées comme remède depuis très longtemps en Asie, les substances rouges étaient considérées comme riches en concentré vital, allant jusqu’à redonner vie. On a imaginé que sa consommation permettait de remplacer des pertes de sang et de favoriser jeunesse, longue vie, voire immortalité. Certains utilisaient le cinabre comme drogue afin d’accéder à un état bienheureux. Mais on s’en doute, avec sa forte teneur en mercure, les effets ont souvent été catastrophiques !

En médecine traditionnelle chinoise, à cause de la force symbolique et de l’énergie vitale symbolisée par cette couleur, le cinabre, le dantian, un point situé dans le bas-ventre et où se concentre l’énergie vitale, est aussi appelé champ du cinabre.

cinabre 2Très utilisée par les artistes chinois, on trouve aussi cette couleur sur des sculptures de Persépolis, dans les fresques hindoues, les portraits du Fayoum, durant toute l’Antiquité et le Moyen Âge.

Aujourd’hui, le cinabre de Chine n’est plus exporté en Occident, car trop toxique, mais il reste un pigment mythique, difficile à imiter…

Connu dès la préhistoire et exploité au néolithique sur les bords du Danube, on trouve du cinabre intentionnellement déposé sur des fragments d’os brûlés par crémation, dans l’Égypte ancienne.

Les fonds des fresques de la villa des Mystères à Pompéi sont couverts de cette couleur. Le pigment est coûteux, et exhiber ces fonds rouges est une façon d’affirmer sa fortune. Pline l’Ancien raconte que le minerai de cinabre coûte aussi cher que le bleu d’Alexandrie – 50 sesterces la livre – soit quinze fois le prix de l’ocre rouge d’Afrique, le plus utilisé alors pour réaliser les fonds de fresque. Aussi la couleur faisait-elle l’objet de toutes sortes de trafics et de tromperies. On connaît ces histoires de peintres qui lavaient discrètement leurs pinceaux pour récupérer un peu de pigment à l’insu des commanditaires !

Extrait à cette époque à Almaden en Espagne, le cinabre est transporté à Rome, sous bonne garde, avant de faire l’objet de ventes publiques. Ensuite il est broyé et purifié dans par une compagnie puissante dont les ateliers forment un véritable quartier industriel à Rome.

L’utilisation de cinabre comporte un risque : mal utilisé, il peut virer au noir ! Vitruve, architecte romain qui a laissé de précieux témoignages, attribue le phénomène à l’action de la lune et recommande, pour éviter cette transformation, d’enduire la fresque de cire. D’autres facteurs favorisent l’évolution de la couleur, comme une forte humidité associée à une atmosphère polluée. Le mode de dégradation est assez particulier pour permettre l’identification du cinabre : la fresque est altérée seulement en surface et il suffit de la gratter pour apercevoir à nouveau la couleur rouge. Écoutons la description qu’en fait Vitruve lui-même : « Lorsqu’il est employé dans les appartements dont les enduits sont à couvert, le cinabre conserve sa couleur sans altération ; mais dans les lieux exposés à l’air (…) où peuvent pénétrer les rayons du soleil et l’éclat de la lune, il s’altère, il perd la vivacité de sa couleur, il se noircit aussitôt qu’il en est frappé ».

À Byzance, utiliser le cinabre était une prérogative impériale. L’administration byzantine se réservait l’emploi d’une encre à base de cinabre pour rédiger lettres et actes impériaux et tout usage sans autorisation entraînait la peine de mort.

Pendant le Moyen Âge occidental, même si le rouge perd un peu de son prestige, éclipsé par le bleu, le cinabre reste une couleur très en vogue. Souvent confondu, intentionnellement ou non, avec le minium, il est aussi falsifié avec de la brique, du sang de chèvre ou le jus des baies écrasées et brillantes du sorbier.

Le cinabre naturel, simplement broyé au mortier, est souvent plein d’impuretés. Aussi commence-t-on à en faire la synthèse dès le VIIIsiècle. On parle alors de vermillon. Dans un premier temps, on chauffait le minerai et on extrayait le mercure du minerai, puis on le faisait réagir sur du soufre. Un sulfure de mercure noir se formait, alors chauffé dans un récipient couvert d’une cloche. Il se sublimait et se déposait sur les parois où il formait une couche cristalline brun-rouge-violacé. Le moine Théophile, au XIIe siècle, explique que le mélange à parts égales de soufre et de mercure était disposé dans un contenant en verre fermé avec de l’argile chauffé jusqu’à la formation du pigment. Les traces de soufre restant étaient éliminées selon différents procédés : par exemple, on le faisait bouillir dans de l’urine. Cette technique perdure jusqu’au XVIe siècle.

Réservé aux ateliers de miniature, on conseillait aux moines d’adjoindre au cinabre un peu de cérumen, en raison de ses propriétés fongicides, afin d’éviter que le pigment ne mousse !

Certaines enluminures étaient réalisées à l’aide d’une encre à base de cinabre. Les artistes de l’époque prenaient soin d’isoler cette substance trop réactive des autres pigments et des rayons solaires en la protégeant avec divers vernis.

Le cinabre était bien sûr paré de toutes sortes de vertus mystérieuses et magiques. En 1527, Paracelve le prescrit comme médicament dans des onguents pour lutter contre la syphilis. Il a été prescrit en médecine jusqu’au début du XIXe siècle. Aujourd’hui, on ne l’utilise qu’infiniment dilué, en homéopathie par exemple (Cinnabaris). Ainsi sont éliminés les risques de toxicité inhérents à la présence de mercure.

Cennino Cennini, peintre du XIVesiècle, confirme dans son Livre de l’art, nos premières descriptions du pigment de cinabre : « Il existe un rouge appelé cinabre ; il est fait par alchimie, et préparé au moyen d’un alambic. Je n’en dis pas plus car il serait long de mettre dans mes propos toutes les méthodes et les recettes. Pour quelle raison ? Parce que si tu veux t’en donner la peine, tu en trouveras beaucoup de recettes, en particulier en te liant avec les moines (…) Achète-le toujours non cassé, non écrasé ni broyé. Pour quelle raison ? Parce que la plupart du temps on le falsifie avec du minium ou de la brique écrasée. Regarde le morceau entier de cinabre ; là où, sur la plus grande hauteur, la veine est la plus étendue et le plus délicate, là est le meilleur. Mets alors celui-ci, sur la pierre indiquée, en le broyant avec de l’eau claire le plus possible ; car si tu le broyais chaque jour, même pendant vingt ans, il serait toujours meilleur et plus parfait. Cette couleur exige plusieurs sortes de détrempe, selon les endroits où tu dois l’utiliser (…) Mais souviens-toi qu’il n’est pas dans sa nature d’être exposée à l’air (…) car au contact de l’air, elle devient noire au bout d’un certain temps quand elle est employée et étendue sur un mur ».

Pendant toute la Renaissance, cette couleur « de sang qui donne la vie » est utilisée pour les rehauts des pommettes et des lèvres, sur les visages, surtout sur ceux des femmes…

VT520Nous l’utilisons encore dans les icônes, sous forme d’un glacis qui rehausse les couleurs de terre couvrant les visages dans les premières couches. C’est un peu comme si une vie s’installait quand on insiste sur les lèvres et les pommettes, mais aussi sur toutes les chairs des personnages avec cette couleur, comme une membrane vivante. Le cinabre est difficile à trouver en raison de sa toxicité ; aussi, on l’utilise de façon très précautionneuse ou bien on tente de réaliser des mélanges qui s’en approchent : une pointe d’ocre rouge, une autre d’ocre jaune, un peu de vermillon et d’orangé (…)

Cet article a été le support d’une émission hebdomadaire (celui-ci regroupe plusieurs émissions) intitulée Tout en nuances et diffusée de septembre 2011 à juin 2017 sur RCF Isère : six années à effeuiller les subtilités des couleurs, leur histoire mouvante et leur symbolique sans oublier quelques incursions dans les choix des peintres et les mots des écrivains. On peut retrouver certains podcasts  ici

Article du 2 novembre 2014

Auteur : elisabethlamour

peintre d'icônes

4 réflexions sur “Le cinabre

  1. En faisant des recherches sur les pigments de couleur cinabre, j’ai découvert votre blog. Il contient des informations très intéressantes et complètes sur les thèmes que vous traitez, Merci de partager vos découvertes.

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